Melty, une réactivation du modèle des fermes à contenu en France

Publié le 27 mai 2013 par Npcheynel @journalismes
Lundi 27 Mai 2013

Alors que les sites du groupe Melty sont en plein développement, ce succès interroge sur le rapport entre les journalistes et leurs lecteurs. Ces sites d'info, qui se rapprochent fortement d'un modèle de ferme à contenu, sont passés d'un journalisme de l'offre à un journalisme à la demande. Pour le meilleur et pour le pire.


Alexandre Malsch, à droite sur la photo lors de l'inauguration de ses nouveaux locaux. © Altaide Alexandre Malsch et Jeremy Nicolas, cofondateurs de Melty, sont en train de réussir leur pari. Celui de créer un média sur Internet qui ramène suffisamment de trafic pour parvenir à le "monétiser", selon l'expression en vigueur dans le domaine. Près de 14 millions de visiteurs uniques en avril 2013, et une progression constante depuis 4 ans. Melty Network, qui regroupe pas moins de huit sites (melty.fr, meltyFashion, meltyStyle, meltyBuzz, meltyCampus, meltyFood, meltyXtrem et Fan2.fr), est un succès indéniable en terme d'audience.

Quant à savoir si le groupe, dans lequel les habituels Xavier Niel ou Bernard Arnault auraient investi au départ, parvient à monétiser ce trafic, plusieurs signes montrent que ce serait bien le cas.

Un modèle qui fonctionne ?

"Dès le départ, Alexandre Malsch a eu un discours, très offensif, d'entrepreneur", confie Rémy le Champion, enseignant-chercheur et spécialiste des fermes à contenu. "C'est comme TF1, les grands médias, ils sont là pour faire de l'argent".  Et cela semble fonctionner : en septembre 2012, le groupe EEPLE qui détient Melty, annonçait avoir procédé à une levée de fond de 3,6 millions d'euros auprès de plusieurs investisseurs. Autre indice, l'internationalisation du modèle. Ouverture cette année en Italie et en Espagne et développements prévus au Brésil et en Chine.

Offensif, donc.

Melty prévoyait en 2012 un chiffre d'affaires (CA) de 3 millions d'euros, après avoir déclaré un CA de 1,1 million en 2011. Le chiffre de 3 millions n'a, à ce jour, pas été confirmé. Mais la prévision montre que le groupe vise haut.

Comment Melty monétise-t-il son audience ?

Cliquez sur l'image pour visiter Melty Grâce à la publicité. Une publicité ciblée, assez chère pour ce qui se fait habituellement sur Internet (tarifs visibles ici ). Car la force du groupe réside dans la connaissance chirurgicale de ses lecteurs. Ils le clament haut et fort : "Meltynetwork est le groupe média web leader sur les 12-17 et les 18-30 ans". Grâce à des outils comme Google trends et Google analytics, Melty écrit pour les jeunes. Il connaît les thèmes qui vont plaire et s'offre ainsi un trafic important. Un ancien stagiaire de meltyFood témoigne : "Le format des articles est imposé : il doit faire deux paragraphes avec un lien externe dans chaque paragraphe et au moins un lien interne en plus. Surtout, le premier paragraphe doit tomber juste au-dessus de la publicité". La publicité est bien ce qui fait vivre un tel modèle.

Melty network, une ferme à contenu ?

Qu'est-ce qu'une ferme à contenu ? Explications de Benoît Raphaël : "Vous déterminez via des outils algorithmiques comme Google Analytics, qui permet d'analyser les recherches de vos lecteurs, ou de Google Trends, qui explore les tendances du moment en terme de requête et de sujets de conversation. Une fois les sujets déterminés, vous faites appel à des armées de pigistes, blogueurs et passionnés que vous payez (pas très cher : entre 5 et 25$) à l'article pour qu'ils fournissent rapidement un contenu répondant à cette demande. Vous mettez en ligne. Vous achetez les mots clefs sur Google Adwords, pour apparaître dans les liens sponsorisés contextualisés qui s'affichent en haut des pages de résultats et pour diriger les requêtes vers vos contenus. Vous affichez de la pub ciblée."

Alors, Melty, une ferme à contenu ? "Complètement !", selon l'ancien stagiaire que nous avons joint. "T'en ch***, t'écris toute la journée. Il existe un système de liste : une liste des articles d'autres sites à traiter dans la journée. Il n'y a pas de fil d'agence donc on incite au plagiat."  Bertrand-Noël Roch, rédacteur en chef de Melty.fr, réfute le qualificatif de ferme à contenu : "Je ne considère pas Melty.fr comme une "ferme à contenu", se défend-il, puisque l'intégralité de nos articles, même ceux qui reprennent les informations d'autres sites Internet, sont intégralement écrits pour les jeunes. De plus, la multiplication des contenus exclusifs, d'interviews et de reportages me font penser que Melty.fr n'est pas une "ferme à contenu"."

En effet, Melty propose des contenus exclusifs. De plus en plus chaque année. Le rédacteur en chef de Melty.fr estime sa part à "environ 1/4 des informations publiées sur le site". En réalité, c'est certainement un peu moins. "Elles concernent plutôt le domaine du divertissement. Ce sont en général des interviews (vidéos ou photos)", précise-t-il.

Rémy le Champion, qui a interrogé sur le sujet l'un des fondateurs de Melty, a obtenu une réponse similaire : "Ils ne se considèrent pas comme une ferme à contenu. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec eux", dit le chercheur.

Melty network a en fait un modèle qui se rapproche fortement des "farm contents" venues des Etats-Unis, mais avec des caractéristiques qui le rapproche d'un média plus classique.
Melty se rapproche d'une ferme en ce qu'il produit beaucoup d'articles. 220 en moyenne par jour selon Bertrand-Noël Roch. Pour nous rendre compte de l'importance de ce chiffre, nous avons réalisé le graphique suivant : il compare Melty avec deux sites Internet d'information en terme d'articles publiés/jour en moyenne (en semaine). Mediapart, journal en ligne indépendant et sans publicité (une trentaine de journalistes). Le Soir, un site d'information généraliste du quotidien belge du même nom, abonné à deux agences de presse. Et enfin, Melty.fr et les sept autres sites de la galaxie.


Nombre darticles publiés/jour en moyenne| Create infographics
Bilan : Melty produit énormément de contenus par rapport à des sites d'information qui disposent de plus de moyens. Et pour y parvenir, il s'est calé sur le modèle qui a fait le succès des premières fermes à contenus : des contributeurs nombreux et peu rémunérés.

Notre stagiaire, qui a passé plusieurs semaines au sein de la rédaction, confie "qu'ils étaient une trentaine de stagiaires" en permanence. Un chiffre impressionnant et confirmé par une autre jeune stagiaire. "Et il y a des candidats, poursuit le premier. Tous les jours des jeunes passaient pour déposer un CV". "Ils sont environ six candidats pour un poste", relate la seconde. Ils sont encadrés par "17 journalistes en CDD ou CDI", selon le rédacteur en chef de Melty.fr. Par ailleurs, il existe des contributeurs en freelance.  "20% des articles publiés" le sont par les pigistes. Eux aussi ne jouissent pas de conditions de rémunération très intéressantes. Nous avons pu consulter la grille de salaire de l'un d'eux. En voici un aperçu. Une rémunération faible et indexée sur le nombre de vues de votre article en 24 heures
Le règlement y est expliqué : le salaire du pigiste est calculé sur la base du nombre de vues atteintes par l'article sur les 24 premières heures après publication. Avec un plafond à 25 euros. "Ce système incite à faire des sujets un peu "trash" ou "people"" pense l'ancien stagiaire de Melty.

Au-delà de ces aspects, Melty a des caractéristiques de média plus classique : ses quelques contenus exclusifs, son traitement de l'actu par un prisme "jeune" qui demande un travail de recherche et d'éditorialisation. "Nous avons plusieurs rédacteurs en chef, une conférence de rédaction hebdomadaire et des journalistes passionnés", déclarait ainsi Pascale Erblon, directrice des rédactions du groupe, à Clubic. "On peut proposer des articles et nous allons même parfois sur le terrain", assure une stagiaire interrogée. "Chaque rédacteur réalise entre cinq et sept sujets par jour, mais le rythme n'est pas insoutenable. Je peux prendre le temps de vérifier les infos".
 

Melty est-il à contre-courant ?

Le succès de la "recette Melty" est étonnant à plus d'un titre. D'abord, parce qu'il semblait que le modèle de ferme à contenu s'essoufflait. Aux Etats-Unis, les "content farms" historiques (Demand Media avec les sites eHow ou Cracked, ou encore Yahoo! Voices par exemple) ont énormément souffert d'un changement d'algorithme de Google. Outre-Atlantique, des fermes à contenu de tailles gigantesques ont perdu d'un seul coup près de 3/4 de visiteurs en avril 2011. En France, les premières fermes à contenu n'ont pas réussi à survivre (Les-experts.com par exemple). Pas vraiment l'environnement rêvé.

"Nous sommes au milieu du gué pour les fermes à contenu", estime Rémy le Champion. "Soit ce modèle prend racine, notamment en France, soit on n'en entendra plus jamais parler". De fait, la relative vigueur de Melty, mais aussi du Huffington Post, qui a adopté des codes un peu similaires, tend à montrer qu'une voie est possible pour elles.

Mais cette voie est forcément hybride : un mélange de réalisme de la ferme à contenu (notamment économique ou pour le référencement) et de réel projet éditorial.

D'un journalisme de l'offre à un journalisme à la demande ?

Le principal risque, inhérent à ce modèle, c'est de dénaturer une part du travail d'information. Un site comme Melty ne fait essentiellement que recycler des informations déjà publiées. Surtout, le contenu est dicté par le désir des lecteurs, pas par l'intérêt général, le choix des journalistes ou du média. Un choix parfaitement assumé. Bertrand-Noël Roch : "Dans un sens, oui, notre site s'adapte à la demande des lecteurs. C'est grâce à cette spécialisation que nous pouvons aussi proposer d'autres sujets (pas forcément liés à nos analyses informatiques sur leurs comportements d'internautes) puisque si certains papiers accumulent les clics nous pouvons proposer d'autres sujets qui nous paraissent également intéressants mais peut-être moins fédérateurs." L'autre risque, c'est celui de la qualité des informations traitées. Et cette qualité est liée au modèle économique, puisque le choix a été fait de produire beaucoup avec des petits moyens et notamment le recours à des pigistes mal payés et de stagiaires en grand nombre. "Cela pose la question des contenus journalistiques, de ce qu'ils sont", s'interroge Remy le Champion.

En matière de modèle économique pour l'information sur le web, le mieux est souvent l'ennemi du bien. Pour Melty comme pour d'autres sites, nous pouvons nous demander dans quelle mesure ils pourraient gommer ces défauts sans mettre en péril leur équilibre financier, forcément fragile.