Je viens de revoir le film de François Truffaut "Fahrenheit 451". Ça m'a rendu heureux, melancolique et perplexe. Le mode de visionnage même m'a interrogé. En effet, la version intégrale du film est disponible sur Youtube. On m'aurait dit il y a 20 ans que je reverrais ce long-métrage classique sur un mini-écran de trois fois rien, j'aurais crié au scandale... Et pourtant, l'émotion du cinéma était au rendez-vous, je l'ai ressentie, pure, intacte, poignante... je suis retombé dans le pot-au-feu, dans la relation que j'ai entretenue longtemps avec l'écran et la fiction."Fahrenheit 451": l'émotion, le plaisir de retrouver Oskar Werner et Julie Christie (qu'elle était belle, Julie). La musique envoûtante de Bernard Hermann. Les paysages d'une ville étrange et triste. Une ville d'automne en Angleterre. La poésie d'un monde de science-fiction devenu désuet entretemps, et teinté d'esprit vintage. La réflexion sur la puissance subversive de la lecture, que je trouve toujours aussi profonde et juste. Encore plus passionnante même aujourd'hui, à la lueur de tous les changements technologiques, sociologiques et politiques qui ont eu lieu en l'espace de cinquante ans.La portée presque prophétique du film se situe dans sa description d'une société hyper-consommatrice et individualiste, devenue totalement atrophiée par rapport à la lecture, en particulier par rapport à toute oeuvre littéraire.Le film ainsi que le roman de Ray Bradbury dénoncent un univers soft-totalitaire dans lequel les citoyens sont maintenus dans l'abrutissement par le fait de l'aisance matérielle, des futilités offertes par le système, les biens meubles, les diversions à la télé, le sport. Les pompiers n'éteignent plus les feux, ils brûlent les livres interdits lors de véritables autodafés, déclenchés le plus souvent par des actes de dénonciation.Ceux qui ne suivent pas ces comportements de masse sont qualifiés d'anti-sociaux et dangereux.Et aujourd'hui, où en sommes-nous? Les livres ne sont certes pas proscrits, mais ils sont poussés vers la sortie par un ensemble de facteurs concomitants, les technologies nouvelles, les impératifs économiques, les modes de consommation. Peut-être aussi, qui sait, des stratégies de désalphabétisation...Oui globalement, les gens - et je m'inclus dans la masse - sont devenus plus bêtes, moins portés sur la réflexion et l'observation, happés par un consumérisme fou et un immédiatisme extrêmifié.Le surfing sur Internet, Facebook, l'Iphone, nous ont conditionnés et condamnés au fast-food culturel. Notre temps de concentration sur un seul sujet s'est rapetissé : tout le temps, nous dévorons en pensant déjà à autre chose. Les choses ont bien changé depuis l'époque où nous nous donnions corps et âme à un livre. Rappelons-nous, la lecture d'un ouvrage était - et j'espère que pour certains elle l'est encore - un moment unique de transmission de pensées, de questions et de valeurs. Le lecteur se coupe de son contexte extérieur, et se livre à son texte intérieur, enfin il se love dans sa tête en communion totale avec une histoire et un auteur. Mais aujourd'hui, on ne se déconnecte plus du tout, on a mille diversions, on butine de fleur en fleur, on ne se rassasie jamais, on ne prend jamais de recul par rapport à quoi que ce soit. Petit à petit, nous nous robotisons.Aux yeux des producteurs de biens et de sévices, nous sommes devenus des objets plus faciles à identifier et plus disponibles, parce que plus ciblés par rapport à ce qu'ils nous proposent.Combien de fois dans la journée prenons-nous l'iphone en mains? Combien de temps cumulé consacrons-nous à ce qu'il a à nous fournir? Combien de temps d'attention donnons-nous a ce joujou qui nous tient dans ses mains?Et ce temps que nous lui donnons, de quoi le soustrayons-nous?Nous le retirons de tout ce que nous faisions avant, nous diminuons les moments d'attente, d'introspection, de silence, d'ennui, si précieux en termes d'enrichissement de l'esprit et de l'imaginaire. Des livres que nous aimions et chérissions. Des regards portés sur les gens autour de nous, dans le train, dans la rue, dans les cafés, les gens, leurs gestes, leurs paroles, leurs visages qui nous disent tant sur la vie et l'humanité.Il y a une autre façon de brûler les livres aujourd'hui. C'est de les faire passer pour ringards et has been, trop dissemblants des moeurs qui sont nous sont assénés à coups de massue. . Du coup, le public et les élites les considèrent au mieux comme de curieux objets de musée, mais leur préfèrent des oeuvres récentes plus en phase avec leur vision libertaire.Voilà pourquoi j'étais mélancolique en regardant "Fahrenheit 451". Et moi aussi, je veux devenir un homme livre!