Tu vois cet arbre. Il a presque mon âge. Quelques années de plus. À peine. Je le sais parce que mon père avait coutume de planter un arbre à la naissance de chacun de ses enfants. Il l’a fait pour moi, comme il l’a fait pour mes onze frères et sœurs. Douze arbres. C’est presque le début d’une forêt. Si on compte en plus les graines semées par le vent qui finissent un jour par germer, s’enraciner et croître, on y est presque.
Pin, sapin, épinette, mon père aimait les conifères. Pour moi il planta une épinette blanche. Une épinette blanche qui m’a vu grandir.
Petit garçon, j’aimais déjà me réfugier auprès d’elle. Et, loin de l’agitation de la maisonnée, me plonger dans un livre. Souvent le même. Faut dire que les livres étaient rares par chez nous. Lus, relus, jaunis, écornés. Rares et précieux. C’était il y a longtemps. Avant la bibliothèque du village. Avant l’antenne dans les montagnes. Et bien avant que les motoneiges et les VTT viennent briser le silence des grandes forêts. Pour être honnête, disons que, dans le coin, tout ce bruit n’a pas empêché l’arrivée du chevreuil qui, en grand seigneur, s’invite à l’occasion sur nos terres. Et celle du coyote, sauvage et fuyant, dont on entend parfois à l’aube les vocalises dans la montagne.
Car j’habite à l’écart du village, au milieu d’un grand champ entouré de montagnes. Un lieu où, encore aujourd’hui, il ne passe presque personne. Sauf l’été, quelques touristes aventureux ou égarés qui s’arrêtent pour demander leur chemin ou pour s’enquérir de la distance jusqu’au prochain poste d’essence. Et qui chaque fois s’étonnent à nous regarder vivre ainsi, loin de tout. Et moi, chaque fois, j’ai envie de leur répondre que, dans ce coin perdu c’est comme partout ailleurs. Tout change, bouge, évolue. Et aussi tout prend de l’âge. Les bâtiments comme les hommes. On vieillit. On n’en finit plus de vieillir.
Des fois, je me dis qu’il faudrait que ça s’arrête. Car ici les très vieux finissent par aller mourir en ville. C’est comme ça. Un jour tu marches la tête droite et le pas léger. Le lendemain ton pas se fait plus lourd, de plus en plus lourd. Et un jour, immobile, tu te surprends à faire les cent pas dans ta tête jusqu’à ce que l’univers t’échappe… Et moi, tout ça me fait un peu peur.
Il ne reste plus de mes frères et sœurs qu’une petite forêt. C’était le vœu de mon père. Un arbre pour chacun de ses enfants. Tous assemblés en un bouquet. Plantés à bonne distance les uns des autres cependant. Pour que chacun ne manque ni d’espace, ni de lumière.
Ça me fait sourire quand je pense que nos arbres disposaient d’autant d’espace alors que nous, ses douze enfants, nous nous entassions dans deux dortoirs. D’un côté, les filles. De l’autre, les garçons. Pas la moindre place dans la maison pour un peu d’intimité.
Et moi, au pied de mon arbre j’abritais mes secrets : objets chapardés, livres interdits, premiers émois amoureux. Parfois j’y retourne pour me souvenir. De tous ces soirs d’été échevelés où nous étions deux à regarder le ciel, couchés dans l’herbe, des étoiles jusque sur la peau. Hors du temps, hors du monde, les montagnes alors nous servaient de remparts.Hier on a installé une antenne dans les montagnes. Un veilleur de nuit dans un monde de plus en plus inquiet.
Ici, je ne peux pas dire que l’agitation du monde ne m’atteint pas. N’empêche que les pieds enracinés, le nez dans les livres, je continue de voyager. Caché sous les branches de mon épinette, il me semble parfois entendre battre son cœur. Et quand une petite brise vient agiter sa cime, j’aime m’imaginer que, la tête aux quatre vents, comme moi, elle rêve. Comme moi, elle résiste.