D’une banale agression nocturne où elle s’est fait tordre le cou (pas de quoi crier au génocide), Florence Pazzottu déploie la « singulière complexité » dans une longue suite – une poursuite plutôt, tant il lui faut en tenir les multiples fils – subtilement composée de textes à la prose tournée en lignes de 13 syllabes (1), des « segments froids », c’est-à-dire hors de toute emphase.
Etre tombée dans ce « piège d’homme » l’a peu à peu renvoyée à l’opacité variable d’autres événements, parfois des riens en apparence, et pour y « faire front » s’est imposée alors la nécessité de tresser l’intimité d’une vie – des lieux, des êtres (où dominent ceux qui inscrivent dans une filiation), des rêves, des chutes plus ou moins volontaires, dont la préférée, la blanche, celle « d’un corps qui pense, jusque dans ses extrémités » – avec les secousses collectives de l’Histoire, en particulier sa liste de drames (2) qui, eux aussi, peuvent surgir comme « la nuit en plein dos ». Récusant un devoir de témoignage à la place des autres pour « que chacun parle d’où il est », elle a ainsi essayé de penser, justement, ces événements à travers l’écriture, cette « contre-pente, cet éveil, ce recueil des forces qui résistent à la mort ».
Malgré l’importance des éléments autobiographiques, il ne s’agit évidemment pas ici de ne régler qu’une affaire personnelle, la question du sujet n’étant résolue ni par le sens de la propriété du moimême ni par la « noble posture » d’un impersonnel absolu (deux illusions tenaces) mais par un écart « où s’étrange le je », ce qui, du coup, permet une véritable lecture. C’est dans cet espace-là – qui reste sans cesse à créer – que les lignes narratives croisent celles de nombreuses réflexions aux teintes souvent philosophiques (3) puisque « compte, plus que le récit vrai – sa traversée ». Cela dit, même si dans cet « enchaînement rythmé de signes » rien n’est pris à la légère (en fait l’insignifiant n’existe pas), le Sérieux ne l’emporte pas pour autant grâce à un humour à la fois discret et salutaire (4) : « Rire – pourfendeur d’ombre, chasseur d’obscurité ? ».
Et la Tête de l’Homme là-dedans ? Eh bien, minérale ou pas, le tout est de la voir, de la distinguer parmi les autres et, plutôt que de vouloir en saisir l’essence, de pouvoir toujours la saluer avec étonnement, ce dont ce livre témoigne à sa manière.
Contribution Bruno Fern
1. Sur le pourquoi de ce nombre, voyez ce qu’en dit l’auteur
(p. 110), sachant que cette contrainte, loin de relever du déni (« toutes
ces petites tor / sions que l’on fait subir à un mot ou à un geste / pour
donner à la vérité une allure plus / convenable »), n’empêche pas le jeu qui
fait du vers un sursaut, une « percée énigmatique » dans la prose – d’ailleurs,
« La gêne étroite des vers rend nos pensées plus éclatantes. » (Sénèque,
cité par Hélène Bessette, revue if, n° 30, mai 2007).
2. Parmi ceux évoqués (sans indignation sélective), le
Rwanda domine avec le « récit
nécessaire » d’un survivant.
3. Car l’agresseur révéla brièvement – malgré lui – qu’il
avait un visage et une « voix humaine ». Dans un ouvrage précédent, L’Inadéquat (le lancer crée le dé)
(Flammarion, 2005), F. Pazzottu imbriquait déjà dans son écriture poésie et
philosophie en y affirmant, en-dehors de toute sacralisation, « l’impureté
d’être ».
4. Il me semble que cette façon de mêler étroitement gravité
(des « sujets ») et humour, en échappant à la rumination plus ou
moins complaisante de soi, peut être rapprochée de celle de N. Quintane dans cet
autre livre capital qu’est Grand ensemble,
paru récemment chez P.O.L. – même si la mise en œuvre y est très différente.
Florence Pazzottu, la Tête de l’Homme, Seuil, collection « Déplacements » dirigée par François Bon, 2008, 125 p., 15 €.