Ce drame d’une immigrée polonaise à New York touche directement à l’histoire familiale du réalisateur américain James Gray. Avec The Immigrant, en lice pour la Palme d’or, il a accompli une tâche énorme : restituer l’espoir et le désespoir de millions d’immigrants qui sont passés par le port d’Ellis Island. Dans une reconstitution historique bluffant du New York des années 1920, il a gardé la bonne distance tout en nous plongeant dans la vie d’Ewa, cette femme désespérée et courageuse, interprétée par une Marion Cotillard extraordinaire.
C’est dans une ambiance symphonique et dans le brouillard qu’apparaît la Statue de la Liberté. Les immigrés sur le bateau, entassés comme des animaux, peuvent enfin laisser leur misère derrière eux, dans l’espoir d’une vie meilleure. « On y est presque » soupire Ewa faisant la queue à côté de sa sœur Magda pour remplir le formulaire d’arrivée. Mais Magda est arrêtée et mise en quarantaine. Si elle n’est pas guérie de sa tuberculose dans six mois, elle sera expulsée.
Quant à Ewa, elle aussi est refoulée. L’administration de l’immigration refuse aux femmes célibataires l’entrée aux Etats-Unis. Entre alors en scène son « sauveur » Bruno Weiss. Il se présente comme chef d’une société d’aide aux voyageurs. En réalité, il est directeur artistique d’un cabaret couru qui vend au public le rêve, mais aussi de l’alcool et des femmes. Les policiers, en échange de leur consentement, prennent un pourcentage sur les chiffres d’affaires et offrent à Bruno les femmes célibataires de l’immigration. Le scénario est rodé. Les médicaments pour sa sœur étant chère, il reste une seule possibilité pour Ewa : vendre son corps. Sur la scène du cabaret, l’ancienne infirmière sera « Miss Liberty » avec une torche dans la main. Puis dans la chambre, elle fait des passes à 2 dollars.
C’est la relation complexe et violente entre le « sauveur-souteneur » et la victime qui donne le piment au scénario. Bruno, incarné d’une manière très nuancée mais près de ses pulsions par Joaquin Phoenix, tombe raide amoureux de sa proie : « Si tu léchais mon cœur, il aura le goût du poison ». Ewa le haït tout en étant consciente que c’est uniquement lui qui peut l’aider.
Ce n’est pas seulement avec son polonais appris pour le film que Marion Cotillardréussit à donner un passé à cette femme qu’on voit souffrir et lutter. C’est surtout le regard d’Ewa qui fait écho à la terreur subie dans son pays natal où elle a du assister à l’exécution des ses parents. L’actrice se métamorphose merveilleusement de la madone à la pute. C’est l’expression d’une dualité poignante entre l’espoir de la foi religieuse et le désespoir d’une femme forcée à se prostituer. Et cela sans montrer une seule partie de son intimité physique dans le film.James Gray a directement puisé dans son histoire familiale d’origine juive russe pour réussir ce coup de maître cinématographique sur le drame de l’immigration. Les parents de sa grand-mère ont été assassinés par l’armée russe blanche lors d’un pogrom. Ses grands-parents sont arrivés en 1923 par ce même port d’Ellis Island aux Etats-Unis. Ces éléments autobiographiques sont le moteur, mais pas l’essence du film. Gray s’est inspiré aussi d’autres destins et d’autres œuvres comme Journal d’un Curé de Campagne de Robert Bresson (1951). Dans The Immigrant, Gray mêle l’apparition de faits réels avec la tradition du mélodrame et même de l’opéra. Il y a cette scène incroyable où Caruso, le grand ténor de l’époque (interprété par le Caruso contemporain, Joseph Calleja) chante dans le grand hall pour les nouveaux arrivants. C’est cette force poétique qui transforme ce film intimiste The Immigrant en une œuvre universelle.