Si, au XIXe siècle, Montmartre – Bréda Street d’abord, puis le sommet de la Butte – fut le centre névralgique du Paris artistique, Montparnasse lui succéda durant toute la première moitié du XXe. La bohème avait migré vers ce quartier plus aéré, peu cher et riche de nombreux cafés, éléments alors indispensables des rapports sociaux qui n’excluaient ni beuveries homériques ni bagarres dantesques, ni soirées délirantes. Ce Montparnasse-là occupait un territoire bien plus étendu que les abords de la gare actuelle ; il englobait une partie du VIe arrondissement (jusqu’à la rue Guynemer), l’ensemble du XIVe ainsi que l’Est du XVe, jusqu’à la rue des Volontaires et la rue de Dantzig.
En dépit d’inévitables modifications de l’urbanisme, la plupart des établissements où se réunissaient peintres, sculpteurs et littérateurs subsistent, de même que la majeure partie des immeubles qu’ils habitaient ou qui abritaient leurs ateliers. Certains peuvent encore se visiter. C’est sur les traces de ces artistes, dans cet univers étonnant, intellectuellement foisonnant, qu’Olivier Renault se propose de conduire ses lecteurs dans un livre récemment publié, Montparnasse, les lieux de légende (Parigramme, 208 pages, 19,90 €).
Précisons-le sans attendre, cet ouvrage remarquable n’est pas un simple guide, en dépit des plans qu’il contient ; il se présente surtout comme un passionnant essai, abordable par tous, dans lequel l’auteur retrace, pour chaque adresse donnée, l’histoire des bâtiments et des artistes qui y séjournèrent. Ceux-ci venaient du monde entier et apportaient une note cosmopolite probablement sans équivalent dans l’Histoire de l’art. Tout amateur de cette période d’intense créativité devrait se précipiter pour acquérir ce livre, tant il se révèle solidement documenté (la bibliographie et les notes en témoignent) et doté d’une iconographie irréprochable. Il n'y manque qu'un index des noms cités.
Certes, une place de choix est réservée aux institutions de Montparnasse, toujours en activité, quoi que bien assagies, voire embourgeoisées, comme Le Select, La Coupole, La Rotonde, Le Dôme ou La Closerie des Lilas. Mais le flâneur découvrira aussi, entre autres, les maisons de Matisse, de Paul Fort, de Gertrude Stein, de Kisling, d’André Salmon, de Prévert, d’Hemingway, de Soutine, ainsi que les ateliers de Zadkine, de Man Ray, de Foujita, de Modigliani, de Brancusi, de Fernand Léger, de Calder, de Marcel Duchamp, d’Alberto Giacometti, de Picasso. D’autres lieux mythiques apparaissent au fil des pages, de la célèbre Ruche aux hôtels de légende. D’autres personnages aussi sont évoqués, comme Apollinaire, Antonin Artaud, sans oublier Kiki de Montparnasse ou Youki (Foujita autant que Desnos). Car, tournant le dos aux habitudes du siècle précédent, les femmes n'hésitaient plus à partager la vie de bohème de ces artistes. C'était ce qui avait frappé Henry Miller dès son arrivée : « La première chose qu'on remarque, à Paris, c'est que le sexe est dans l'air. Où qu'on aille, quoi qu'on fasse, on trouve d'ordinaire une femme à côté de soi. Les femmes sont partout, comme les fleurs.»
Cet essai, qui fourmille d’anecdotes, rend bien compte de l’atmosphère qui régnait dans cet espace dont le carrefour Vavin était le pivot. On pensait que tout avait été dit et écrit sur le Montparnasse de la Belle époque, des années folles et des années 1930 ; on se trompait, car Olivier Renault traite le sujet d’une manière originale en proposant une approche à la fois synthétique et géographique qui faisait jusqu’à présent défaut.
Illustrations : La Coupole, carte postale - De g. à d. : Modigliani, Picasso et André Salmon.