Mariano Siskind - Comme on part, comme on reste

Par Marellia

Le lieu et l'identité
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Mariano Siskind - Comme on part, comme on reste [Traduit par Frédéric Gross-Quelen - La dernière goutte, 2012]


Ce premier roman de l’argentin Mariano Siskind propose au lecteur une double histoire, d’un côté celle d’un homme – Meyer – et de son désastre amoureux, de l’autre celle d’un quartier de Buenos Aires, el Abasto. Double histoire qui au fond n’est peut-être pas si double, ou qui serait plutôt celle d’un personnage à deux faces. Car le véritable sujet du livre pourrait par exemple être celui de l’impossible construction d’une identité. Dans tous les cas, le titre original du roman semble choisir son camp, puisqu’en v.o. il s’intitule Historia del Abasto. Mais sans doute avons-nous le droit d’y voir une forme de distanciation légèrement ironique, comme si ce titre – qui pris au premier degré pourrait évoquer un de ces pénibles livres emplis de souvenirs plus ou moins banals autour de l’histoire d’un quartier, écrit par quelque retraité historien amateur – était à prendre avec des pincettes. À la lecture, il est évident qu’en lui-même ce quartier populaire portègne n’intéresse pas plus que ça l’auteur. Ce qui semble motiver son choix, ce serait plutôt d’utiliser un espace géographique bien défini et de s’en servir comme d’un contenant où faire se confronter plusieurs versions de l’identité : géographique, économique, sociale, sentimentale…
Meyer, donc, est un type médiocre qui vivote d’emplois merdiques et qui va perdre un grand amour, qu’il verra s’éloigner irrémédiablement de lui. Trame banale s’il en est qui ici sert de prétexte à la construction d’un récit éclaté, multiforme, non linéaire, et qui par ce biais retrouve à sa façon une nouvelle pertinence. Comme on part, comme on reste n’est pas un énième bouquin geignard sur l’amour perdu, loin s’en faut. C’est un livre, comme nous l’avons dit, sur l’identité, glissante, fuyante, toujours prête à s’effondrer. Meyer perd un amour, mais quel est-il cet amour ? Réel ou fantasmé ? Le personnage de la femme qu’il aime et qui ne l’aime pas oscille en tout cas entre une actrice plus ou moins ratée sur laquelle il projette la fantaisie d’une passion qui n’a jamais et n’aura jamais lieu et une femme qu’il a épousé et qui très vite à compris qu’elle avait commis une irrémédiable erreur. Comme on peut le voir, dans ce livre, l’identité n’est pas fixe, elle est plutôt un jeu de miroir propre à la fiction, et on pourrait d’ailleurs dire que Historia del Abasto est avant tout un récit à tiroirs, une espèce de machine à fiction qui utilise un quartier comme pourvoyeur d’histoires.
Chacune des parties du livre est très différente. Entre les deux versions du cinglant échec amoureux de Meyer (avec son actrice, avec sa femme), ce sont plusieurs variations sur la vie du quartier qui s’ébauchent. Histoires de clochards, de fratrie familiale, autant d’identités disséminées dans un texte formellement multi-facette, qui dans sa structure même (narration traditionnelle, témoignages, scènes dialoguées, scénarios de films..) fractionne l’identité.
Siskind revendique le quartier comme un personnage, ou plus exactement, comme une construction arbitraire : « L’Abasto de mon Histoire de l’Abasto est un collage de quelques uns de mes espaces fictionnels préférés : les vingt et uns pâtés de maisons de la rue San Martin dans la Santa Fe de Juan José Saer, le Newark de Philip Roth, l’île Kowloon du Hong Kong de Wong Kar Wai, le New Yorkistan de Saul Steinberg, l’intersection des rues Iripanga et Avenida Sao Joao dans un des Sao Paulo de Caetano Veloso, la rue Honduras de l’Evaristo Carriego de Borges et le Bajo Belgrano des premiers romans de Martin Kohan », affirme l’auteur dans une interview. Ne pas croire pourtant qu’un tel name-dropping sous-entendrait que le roman qui nous occupe serait un autre de ces exercices littéraires ultra-référentiels et un peu vain. Non. Il s’agit plutôt là de revendiquer la fonction que peut occuper un espace géographique bien délimité dans la construction d’une fiction. Et de revendiquer à y être la réappropriation – la réinvention – d’un espace réel aux seules fins littéraires. Les cinq parties du roman – plus ou moins autonomes – sont donc comme autant de moyens de composer, décomposer et recomposer un même espace et pourquoi pas aussi une même identité : celle de Meyer qui, même quand il n’est pas protagoniste, est présent en filigrane. C’est lui, après tout qui nous raconte (invente ?) les différentes histoires de l’Abasto, celles de ces clochards plus ou moins métaphysiques, celles de ces deux frères et de leur relation complexe. Mais ce même personnage semble se dédoubler, devenant un postier confident qui finit par phagocyter la fantaisie amoureuse du propre Meyer, devenant cet immigré péruvien qui connaît mieux le quartier et ses histoires que les natifs, etc…
Comme on part, comme on reste dit un titre français qui avec sa symétrie un peu automatique me semble moins intéressant et trop dirigiste par rapport à l’apparente neutralité de l’original. Pourtant, au-delà de mon chipotage, il s’agit bien de cela aussi : savoir si un lieu peut construire une identité, l’identité d’une fiction et l’identité d’un homme. Meyer pour qui son quartier est tout, ou qui joue à croire que son quartier est tout, c’est-à-dire lui, finira pourtant par en partir direction Brooklyn. Si Mariano Siskind utilise la fictionnalisation d’un quartier réel comme déclencheur d’un projet littéraire, c’est un peu la même chose pour son personnage. L’Abasto de Meyer semble n’exister finalement que dans sa tête et dans sa compulsion maniaque (car le personnage est maniaque) à s’articuler lui-même et à creuser compulsivement son propre malheur en fonction du quartier. L’Abasto est pour lui une fiction comme l’est la femme qu’il aime ou croit aimer et après laquelle il court jusqu’à Brooklyn (ne se transforme t’elle pas dans la deuxième partie en Marilyn Monroe, comme pour mieux montrer à quel point selon Meyer le cinéphile l’amour est un fantasme plus qu’une possibilité pratique). Partir à l’autre bout du continent pour se rendre compte que rien ne change, que la fiction se reconstruit partout, presque à l’identique.
Partir, rester, le roman de Mariano Siskind nous parle peut-être de la fuite dans la fiction comme d’une obsession toujours recommencée, toujours identique. Qu’il soit à Buenos Aires ou à New York, Meyer ne changera pas, il préférera se construire encore et toujours sa fiction géographique plutôt que d’affronter le réel.