Je l’avais rencontré à plusieurs reprises en 1967 et 1968 à Caen. Jo Tréhard l’avait invité au Théâtre-Maison de la Culture pour y présenter des "causeries" sur le jazz. J’exposais moi-même des encres chez un disquaire sis sur le trottoir d’en face. Moustaki, qu’on n’appelait pas encore Georges aimait à accouder sa longue carcasse décontractée au bar du foyer et à partager de longs moments avec son maigre public. Il avait écritMilord et quelques autres chansons pour Barbara et Serge Reggiani. Mais le chanteur ne connaissait pas encore le succès populaire que devait lui apporter le Métèque l’année suivante. Ce 19 février 1968, les ouvriers de la Société Métallurgique de Normandie sont en grève et manifestent dans les rues de Caen. Serge Reggiani est arrivé en début d’après-midi pour un récital en soirée à la Maison de la Culture. Il devrait chanter, entre autres titres, Sarah, Ma solitude, Joseph, Ma Liberté écrites par son ami Jo qui l’accompagne. Électrisée par le chahut qui règne à l’extérieur, cris, klaxons, explosions des grenades lacrymogènes des forces de l’ordre…, la salle n’est gère attentive ; le chanteur et ses musiciens non plus. Le concert est interrompu. Jo Moustaki et Serge Reggiani, encadrés par un groupe de fidèles, montent au front qui s’étire maintenant aux pieds du vieux château fort et devant l’université. (A Caen, mai 68 a commencé en février). Ces affrontements ne sont pas du goût de Jo même s’il partage la cause des ouvriers qui réclament des meilleures conditions de travail et de salaire et des étudiants qui aspirent à plus de liberté. Mais il est sensible à l’air du temps et s’imprègne de son humeur. Il reviendra à Caen quelques semaines plus tard au cours de ce mois mythique pour les gens de ma génération. Pour un récital, gratuit bien entendu, dans le plus grand amphithéâtre de l’université alors occupée par ses étudiants. Il refusera, comme d’habitude, de chanter Sarah. Il lâchera par contre la balade du Métèque qu’il vient de composer: « …et nous ferons de chaque jour, toute une éternité d’amour que nous vivrons à en mourir ». Des moments chauds au cœur encore aujourd’hui. Aujourd’hui surtout, peut-être !