Quand une innovation s’installe, elle génère immanquablement un lexique spécifique. Les technologies numériques en s’imposant ont suscité un vocabulaire souvent issu de l’anglais. Ce n’est cependant pas la règle générale. Les linguistes citent souvent la réussite de l’usage du terme ordinateur proposé en 1955, tiré de l’oubli où il avait pour signification « celui qui met en ordre ». D’autres langues que le français ont repris ou adapté de l’anglais le terme computer. La culture numérique, parfois nommée digitale, a généré un vocabulaire qui désigne à la fois les équipements et les usages. Les journaux publient régulièrement des petites mises au point lexicales à destination de celles et de ceux qui se rêvent en geeks ou en geekettes. Savoir nommer, savoir que quoi l’on parle, se repérer dans le maquis d’expressions et mots nouveaux, tels sont les besoins fondamentaux du cybercitoyen.
Le développement du Web2 et de ses successeurs a libéré l’initiative de la parole, et relâché les résistances et les retenues à s’engager et à donner son avis. Rien de plus aisé, sous le masque d’un avatar, ou même sans vergogne, sous l’identité réelle d’être présent sur le Net dans un chat, un forum de discussion, sur l’espace participatif d’un site ou d’un blog afin de polémiquer voir de discréditer les points de vue en présence ou les personnes d’une communauté. Le vocabulaire de l’Internet désigne ces participants sous nom de troll. Ici, point de vocable d’origine anglaise. Les internautes s’inspirent de la créature du troll qui peuple nombre de légendes de la littérature nordique. Une origine alternative donne au du troll une origine plus prosaïque, tirée du vocabulaire de la pêche à la ligne.
Le troll est à la fois le signataire et le message. Le trolleur cherche à discréditer le trollé. Le troll est hostile, agressif et développe des conduites toxiques. Si l’on parcourt les rubriques « Soyez le premier à donner votre avis » qui se sont imposées dans la plupart des sites d’information et des médias électroniques, il est fréquent de rencontrer des séquences où l’intervention de trolls aboutit à faire dévier l’orientation des échanges. Bêtise, méchanceté, mise en scène de soi, cynisme sont les ingrédients usuels du trollage. Au final, il est possible qu’il soit question de tout autre chose que ce qui a été proposé par le message initial. Le troll possède une boîte à outils bien dotée à la fois en ustensiles de précision et en outils de gros œuvre. Le troll peut changer d’outil en cours de trollage. Dans cet environnement carnassier, le troll nuisible et hostile côtoie le troll inoffensif ou le troll benêt oui-oui La troll attitude s’examine au cas par cas.
De trolls de créatures
Si le troll se promène aujourd’hui sur les allées du Net, il est aussi une créature fictive qui peuple initialement les légendes scandinaves. Son origine passe pour norvégienne ou suédoise. L'imagerie populaire en a fait des personnages marginaux, proches de la nature et vaguement débrouillards. Le touriste peut cueillir les myrtilles sans être importuné. Certains jeux vidéo le mettent en scène sous l’apparence de créatures laides, souvent de haute taille, généralement malfaisantes. Ci-contre, une représentation de trolls : carte postale de Norvège, 2012.
Les trolls sont très présents dans la saga Harry Potter. Ils empruntent des formes qui suscitent le mystère et excitent l’imagination. Les trolls savent se tenir à distance des sorciers dont ils représentent quelque sorte un envers sans séduction. D’ailleurs, les sorciers ne goûtent guère d’être assimilés à des trolls qui accumulent les signes d’antipathie. Les trolls s’expriment dans une langue bien à eux influencée par les gargouillements stomacaux illustrant les digestions difficiles. Le troll potérien est une créature qui inspire le rejet voire la répulsion.
Tristan Egolf ouvre son roman, Le seigneur des porcheries Le temps venu de tuer le veau gras et d’armer les justes, par la description des « trolls de Dowler Street et autres rats d’usine des quartiers est de Baker étaient fourrés dans les paniers à salade du shérif et expédiés vers les abattoirs bourrés à craquer de Keller & Powell… ». (p. 15, Gallimard Folio). Les trolls de la petite ville de Baker vivent dans un environnement ravagé par l’inceste, l’alcoolisme, la violence urbaine, le racisme, la bigoterie.
Les trools sont des créatures que chacun peut croiser au cours de ses activités ou dans sa vie numérique. Elles peuplent les lieux de travail où elles sont parties prenantes de la banalisation de la souffrance professionnelle. Les médias en abritent quantité avec bienveillance ce qui permet à ces mauvais génies de l’information, à ces commentateurs installés d’abuser de positions confortables. De nombreuses variétés de trolls sont à l’œuvre et polluent compulsivement de leurs chroniques chocs, de leurs billets doucereux, de leurs hasardeuses thèses l’espace rédactionnel ou le temps d’antenne qui leur est alloué. Les trolls des sociétés postmodernes ont des profils d’écornifleurs.
L’acharnement, le bashing en langue globish, est le fait de trolls entraînés. Le Hollande bashing tel qu’il s’esquisse aujourd’hui procède de cette orientation. Dans cette situation, le silence est la meilleure parade. A ce jour, les communicants appointés n’en n’ont pas approchés les vertus essentielles. Les spin doctors seraient-ils des trolls pas encore démasqués ?
Le trollage par l’exemple
Par commodité, le troll pris comme échantillon représentatif se nomme Bébert Foxy. Comme on dit dans la presse, le prénom a été modifié. Le patronyme aussi. Avec cette tenue de camouflage, l’intéressé passera inaperçu à lui-même. Bébert Foxy joue au troll et à la souris dans les replis d’une page Votre commentaire d’un site bien en vue de la blogsphère éducative. Il commence par poster une attaque sur la forme d’un article paru sur ce site présentant un ouvrage dont la thématique a une tête qui ne lui revient pas. Il est 7 h du matin. Ce troll est un ours matutinal. Le modérateur du site supprime le message. Le troll n’apprécie pas ce geste d’autorité.
Il est alors 9 h 24 : il se confirme que le troll traite ses affaires à l’impulsion. Foxy le troll revient à la charge et demande des explications. « Nous avons placé ici un commentaire s’étonnant du caractère rétrograde et approximatif – c’est le moins qu’on puisse dire – de cette énième intervention opportuniste qui non seulement n’ajoute rien à ce qui s’est dit il y a déjà bien longtemps, mais noie le poisson au lieu d’engager l’action. Cette remarque a été effacée : nous ne croyons pas qu’un débat démocratique digne de ce nom puisse être compatible avec quelque censure que ce soit. Surtout quand il s’agit de questions de fond, et qu’il n’y a ni injure, ni atteinte aux bonnes mœurs. Mais simplement, expression de rationalité critique. Si les tenanciers de ce site veulent des détails, nous sommes à leur disposition : nous avons tous besoin de formation tout au long de la vie ! ». Le troll est un parangon de vertu et tient à le faire savoir : stratégie de l’esbroufe et appel au peuple car le troll se décrit comme un incompris. Le troll adhère aux thèses complotistes : on lui en veut !
Le modérateur rappelle la règle : « Vous avez placé un commentaire diffamatoire mettant en question l’honnêteté de chercheurs. Le débat d’idées est ouvert, pas les propos de ce niveau. A bon entendeur… ».
L’affaire pourrait en rester là. Le troll montre qu’il joue fin. Il attend 17 h 40 pour se manifester. « Bon, voilà que je ne me souviens plus à cette heure-ci des termes de mon coup de gueule ! Où finit la prise de position, où commence la diffamation ? Je ne doute pas de l'honnêteté et de la sincérité de collègues, (pas ceux-ci en tous cas - sans perdre de vue qu’il y a par ailleurs des drôles de citoyens dans le métier...) qui pourraient sûrement s'ouvrir à des points de vue différents - non d'opinion, mais étayés. Tout simplement, et sincèrement, je ne partage pas le positionnement ici décrit. Outre qu'il faut resituer ces propos dans un ensemble, passé de ce qui a déjà été dit et fait, et présent du déchaînement autour du "numérique", si l'on adopte, au passage, un point de vue mésologique (prendre très au sérieux le milieu et la culture en production, ce qui suppose un travail spécifique), on se pose inévitablement la question d'un point nécessaire, qui comporte au minimum la synthèse des ressources, et mène inéluctablement à la question de l'action : elle ne s'éclaire pas à ce jour dans les méandres de la refondation scolaire française. Mais que voilà une belle pièce de plus à verser à un débat ! Ce texte suscite plus de problèmes qu'il ne forme des encouragements au futur. Il serait intéressant que sur ces sujets, désormais rebattus, un vrai échange éclairé, critique, soucieux de creuser les questions que la présentation de cet ouvrage soulèvent, puisse se développer. Quel en serait le lieu ? Et existe-t-il seulement, plus que de déclarations individuelles, un réseau de recherches ordonné sur ces points ? »
Foxy le Troll répond d’abord au modérateur. Il s’intéresse fort peu au contenu du débat qu’il a pourtant initié, relativise son premier message et montre son détachement vis-à-vis de la question. Ce troll est un personnage en quête de hauteur. Sa stratégie est complexe : elle fait d’abord appel à l’autodérision, puis fait allusion à d’autres situations et enfin prend la pause de l’expert souverain et pontifiant, entrecoupée de moqueries à connotations fraternelles. A l’image des adolescents qui font les pitres derrière des journalistes en reportage pour passer en direct à la télé, le troll cherche à paraître pour exister mais il ne parvient qu’à exister en paraissant.
En fin de journée, le troll a la gueule de bois. «...je ne me souviens plus à cette heure-ci des termes de mon coup de gueule ! », reconnaît-il. Une chose à savoir, mon Foxy : on ne trempe pas sans effet sa tartine du petit-déjeuner dans une tasse de gueuze surtout si on oublie de mettre le lait. Bébert Foxy est attachant. Il confond l’obscurité avec la profondeur. Malgré cela, il nous a fait rire. Ce qui prouve que le troll n’est pas forcément mauvais. Le troll peut être un comique qui s’ignore. Ce n’est pas son moindre talent.