14. Le train allait quitter Kalamares à 21 heures. J’avais fais réserver une couchette par l’hôtel, et l’on m’avait assuré que j’atteindrais Lotos le lendemain matin à 5 heures. Je m’étais rendue à la gare en taxi.
Nous avancions très lentement, pris dans d’âcres vapeurs, dans un flot de véhicules à l’ampleur telle que la masse grondante et geignante menaçait de déborder sur les trottoirs peuplés de piétons hâtifs et de Kaputniks hagards. Craignant de manquer mon train, je venais de jeter un coup d’œil à ma montre lorsque nous nous engageâmes dans une vaste avenue. Je nous croyais déjà arrivés, mais le chauffeur accéléra; nous longeâmes une interminable étendue d’herbe sèche bordée de palmiers hirsutes, masquant partiellement un bâtiment de brique ocre que j’avais pris pour la gare.
Ensuite vinrent d’étroits passages. Le soleil baissait ; des façades luisantes et rougeâtres, enserrées de myriades de filins électriques où pendaient des éclairages sans vigueur, paraissaient avoir été élevés sur les ruines compactées d’une ville de géants ; et c’étaient leurs têtes antiques que l’on croyait voir sur les affiches de cinéma flottant au-dessus du flux coagulé des véhicules. Nous avancions à peine. J’étais anxieuse d’arriver à l’heure : je m’imaginais déjà de nouvelles attentes ainsi que toutes les négociations nécessaires à la réorganisation de mon voyage, et je soupirais. Çà et là surgissaient puis disparaissaient entre les vagues de métal et de pierre des sanctuaires aux formes arrondies d’où s’échappaient des senteurs sucrées. Devant l’un de ces temples sans âge, une file de dévots se pressait entre deux rangées de barrières métalliques. Près de nous, je vis se courber une silhouette : elle joignit les mains, les porta au ciel, se pencha et effleura le socle d’une statue parcourue de lueurs moites.
Comme nous étions arrêtés, un garçonnet s’approcha de la voiture. Passant sa main ouverte par-dessus l’épaule du chauffeur, il m’implora : Monii ! Monii ! Mais le chauffeur ne broncha pas, et comme je ne faisais mine de donner quoi que ce soit, le jeune mendiant finit par s’éloigner.
Le taxi s’engagea dans un parking où s’agitait une nuée de porteurs en uniformes verts. A peine avais-je quitté le véhicule qu’un homme fluet empoigna mon sac et demanda de voir mon billet. Il m’expliqua dans un phéacien approximatif qu’il pouvait me mener à mon train, mais que je n’avais plus de temps à perdre.
Nous traversâmes une vaste halle où le bruit montait en vibrations d’orgues démesurées. Les cris et les crissements, les souffles rauques des locomotives et les grincements des wagons en manoeuvre nouaient un filet vibratoire dont les mailles se resserraient en pulsant sur la foule stupéfiée. Nous finîmes par trouver mon train, platform 10 ; le porteur monta en premier ; je le suivis dans un couloir étroit et sombre où se serraient déjà de maigres silhouettes silencieuses.
- Up there, là haut, s’est exclamé le porteur. Il montrait une couchette sous le plafond, près d’un ventilateur grillagé qui ressemblait à une nasse pleine d’un grand crustacé sans vie.
J’ai pris place sur la banquette, en face de deux femmes, deux soeurs peut-être. Elles m’ont jeté des coups d’œil souriants ; je leur ai également souri, puis je me suis approchée de la fenêtre, dont la vitre était abaissée mais par laquelle on ne pouvait se pencher, d’épais barreaux empêchant tout passage.
- Against bandits, m’a lancé l’une des femmes. C’est contre les terroristes.
Une minuscule pastille de velours pourpre ornait le milieu de son front. Elle avait de beaux yeux très noirs, d’élégants sourcils, un long nez fin, une bouche qui frissonnait aux commissures d’un sourire de Joconde.
- Mii from Inishland, from Nève, Je viens de Nève, ai-je répondu à la question que je croyais l’avoir entendue me poser.
- Very beautiful contry !
Elle m’a demandé si j’avais des enfants ; j’ai dit que non. J’ai raconté que mon mari était mort dans un accident de voiture. Les deux femmes m’ont expliqué qu’elles avaient entendu parler du danger des routes inishes. Elles ont vanté les avantages qu’offrait leur patrie; elles ont fait remarquer qu’il était possible d’y trouver un sens à la vie, et que je devais – elles se sont mises à pouffer comme des écolières – me joindre à elles pour un pèlerinage.
- Wy U not come to wonderful worshipping topos ? Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous ? répétaient-elles en riant, et j’ai ri aussi :
- Merci, mais on m’attend à Lotos.
L’une a alors soufflé un mot à l’autre. Elle s’est penchée pour fouiller dans un sac, duquel elle a tiré un thermos et des victuailles. Je me suis faite aussi discrète que possible en observant, par la fenêtre, le va-et-vient des voyageurs sur le quai.
On effectuait des manoeuvres qui faisaient se déplacer notre wagon par saccades, mais cela n’empêchait pas les passagers de monter et de descendre, ni les colporteurs de brandir paquets et bouteilles en lançant d’aiguës mélopées. Il faisait très chaud ; le compartiment sentait la suie. Je bus un peu d’eau, et bien que je n’eusse pas faim, j’ouvris l’un des rouleaux de biscuits emportés en provision et en proposai à mes compagnes de voyage. A cet instant nous ressentîmes plusieurs secousses : nous partions enfin. Les colporteurs tendaient de dernières victuailles aux passagers invisibles ; le train avançait en gémissant, les lumières pâlissaient, s’effaçaient, et bientôt nous nous trouvâmes à l’air libre.
Le train s’engageait lentement sur les entrelacs luisants des voies. Un mur s’approchait et s’écartait en ondulant de notre convoi ; passèrent ensuite des huttes misérables, noyées dans de grandes flaques ombreuses, près desquelles on devinait des enfants qui attendaient, figés, que le train fût passé pour reprendre d’inimaginables occupations. Je me rappelai les paroles de Vénéranda : ce pays est obscur, avait-elle dit. L’obscurité m’attire, avais-je rétorqué alors – mais à cet instant, je n’en étais plus si sûre. Nous roulions à la rencontre de grandes lumières verticales, de tours et d’immeubles sans fenêtres, aux extrémités desquels des antennes clignotaient dans un ciel roussi, enflé comme un ventre, tremblant dans le fracas de la machine processionnaire.
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