Les quatre parties qui constituent ce recueil (Sublunaires, Amures et amers, Soit dit en passant, Maintenant ou jamais)
sont présentées dans l’ordre chronologique de fabrication : chaque poème
est soigneusement daté, du 26 août 2006 au 8 décembre 2008, augmenté par trois
fois de localisations maritimes… Des textes de semblables factures, hormis les
ébouriffants échantillons lacunaires de nuages répertoriés dans Sublunaires et ABC, verbalisation (fragment) dans Maintenant ou jamais. Et toujours cette
voix, immédiatement reconnaissable, ce démantèlement de la phrase qui empêche
l’engourdissement linéaire, ces ruptures de ton, de syntaxe, de tempo, ces mots
d’appartenances et de tenues variables -langage parlé, locutions catapultées,
inattendues : un désordre des mots qui se réorganise ailleurs, sous l’œil
du lecteur, et tient le cap…
Un souffle qui procède par rafales, tourbillons, accalmies.
Par rafales, précipitations de mots accélérés par l’absence de ponctuation (le
vent est sans ponctuation) : « …comme si déci-/dément le ciel
s’effondrait /menaces gronderies grimaces/ » (p. 95) ; « à
féroces effarants souffles
touffus/frissons folles rafales/ à grands pleurs et bourrasques/le vent
tire à la ligne » (p.103). Un
souffle en tourbillons, qui le cas échéant ne craint pas les allitérations : « la mer crique
et croque / sur du roc vaguement primaire / inerte et bronchant / des
arbres vifs et jaunes insinuent / grippent leurs racines / crispées
tentaculaires » (p.53); « le vent sale épiautre / tarabuste et
tarabiscote/les décatis bouquets détritus des serres / puis ricoche au roc
équarri … » (p.54). Un souffle qui trouve aussi l’accalmie, souvent
associée à l’aube et à la mer : « l’aube arrive / et l’oubli très
épais / considérable un ange passe / une porte blanchit … »
(p.30) ; « et puis voilà c’est l’aube/un souffle détisse un rêve
éolien/le flux reswingue » (p.44) ; « ici la mer illimitée
béance énigmatique / n’est plus qu’un songe / on s’y tient » (p.62) ;
« à deux pas la langueur heureuse / et pacifiée la mer là-bas perdue la
mer / a vaguement la bougeotte » (p.102). Un souffle qui n’hésite pas au
retournement : « il est au monde / et le monde à qui ?» (p. 71).
Parfois des amorces de dialogue, des ruptures de paroles s’annoncent en
italique. Qui parle ? se demande le lecteur : «… un homme s’interroge
/ à haute et intelligible voix : ‘Le
bousier dort-il quelques fois ? ’ /
‘ Quels lieux faudra-t-il à la fin vider ? ‘ » (p.28) ; « mâchonne
ses mots déplacés/L’invisible très
peu/pour moi/rien que l’arbre me va » (P.52) ; « il
dit : c’est pas de je/il
dit : quand êtes-vous/mort ?/il
dit/qu’il n’a rien dit » (p.53) ; « Quoi s’éloignait là ? disais-tu » (p.81) ; « …
je passe et dis qu’ / y’a pas de souci / j’acte j’acte j’impacte / à l’interne à l’externe »
(p.99) ; « … Ah ! / m’égarer rerêve-t-il » (p.103),
etc. Qui parle ? On pense ici à la citation d’Ossip Mandelstam placée en
ouverture du recueil : « ce n’est pas moi qui dis ce que je dis là,
ce sont des mots extraits de la terre comme des grains d’un froment
pétrifié ».
Et puis aussi des bruits ou plutôt des mots-bruits : tagada, tagada tac
(p.72), kiriiik rik rik (p.31) et aussi des noms impossibles : le
tétraméthyldiaminodiphénylméthane (p.28), des sigles revisités : les zupes
les zaques les zédis (p.14),des mots techniques ou rares : slikke et schorre
(p.95)…
Très clairement situé par 48° 39° Nord et 2° 01 Ouest, Henri Droguet y prend le
vent « dans tous les sens ». Et en effet, l’auteur de
Ventôses (on s’en souvient comme si c’était hier) convoque les éléments
chers et habituels à la poésie droguetienne : la mer et son ressac, la
pluie… et toujours le vent. Et ce n’est pas peu dire ici…Le présent recueil de Maintenant
ou jamais est un souffle permanent, où le mot même - vent - est omniprésent, participant
massivement au mouvement entier du recueil, quelles que soient les séquences.
Ainsi « le vent bouscule au jardin fleuri » (p.12), « … le vent
/ commence / il saque il brait il moleste » (p.14), « les vents
précipités se ruent aux noirs guérets » (p.16), « … fureurs /
mélancoliques des vents bourrus » (p.19), « le vent momentanément
tu » (p.20), « … le vent / prend le large et malmène »
(p.24) « … un fil / acidulé de
vent hasardeusement circule » (p.27), « … l’impétueux fléau / du vent
qui bronche à la futaie » (p.30),
« au ciel ras le vent / vorace véhément » (p.31), «..un
échantillon lacunaire de nuages observés un jour de grand vent au bord de
la mer » (p.32), « le vent rebrousse-poil déboule » (p.39),
« le vent raboteux buissonnier / émousse et défroque » (p.42),
« le vent revient de loin » (p.51), « et le vent donne congé /
banalement rapièce » (p.52), « le vent sale épiautre » (p.64),
« … et les tannins / crayeux des vents » (p.55), « dehors le
vent démantibule » (p.61), « … le vent démultiplicateur / ses
ruses un nuage » (p.62),
« c’est le vent d’écorche / il braille au nord / il dépiaute il échevelle / il pèle émonde
il énuclée / il écharne écharpe un écobuage / il tourne il tourne / il a
tourné» (p.65, dans un poème titré Du
vent), « … la morsure / en désordre du vent » (p.68), « …
giron premier dernier / du ni voix ni vent plein vide » (p.69) « et de grand vent le
bel allié » (p.73), « Jours chétifs et les vents à la rebiffe /
vadrouillent hantent rebuffent » (p.74), « Staccato forte le vent » (p.75), « le vent fouettard à
son branle » (p.81), « le vent tourbillonnaire débraille »
(p.85), « le vent molli attend son heure » (p.87), « et le vent
de la mer se lève et nous tourmente » (p.94), « le vent radote rabote
conjoint / momentanément toutes choses » (p.96), « le vent raffûte et
raboute » (p.98), « le vent vide ses sacoches » (p.104), « …
et le vent m’est passé sur la face » (p.106), « le vent copieux
d’éloges » (p.107), « et du vent copieusement / démarre ses
trombes » (p.110), « … le vent /
froidement navre un enfant plein de tristesses » (p.110).
Et puis – littéralement - dans le dernier texte : « A quoi donc
songiez-vous âmes infortunées / quand le pavé sonne / au pas de l’humain
trognon / cabossé lacunaire en marche ? / - Au vent jeté dans les saules / osiers
sapinières … » (p.112).
Henri Droguet prend le vent, la mer – et le temps. C’est une chance de
retrouver cette voix force 10, où prendre le temps n’écarte pas l’urgence et
une radicale distance :
Désarticulé racontar le chant
coule et dégorge à l’abandon
spasme hémorragie
épiphanique et noire et faut
qu’ça dise
pourquoi
Un nouveau recueil qui fait l’exact écho à ce que H. Droguet développait
dans un entretien
superbe avec Jean-Pascal Dubost, accueilli l’an dernier dans Poezibao. Où il est question du
« tohu-bohu de la vie », du « je » mis en garde, de
l’écriture « entre cri et silence », d’une langue mixée…D’où il
ressort chez cet auteur un souffle sans sourdine –sauf le doute, foncier, qui
est une constante de son écriture, comme une rebuffade à ses propres assertions
laissées sur le qui-vive.
[Etienne Faure ]
Henri Droguet, Maintenant ou
jamais, coll. l’Extrême contemporain, Belin, 2013, 17€ - lire deux extraits de ce livre