Arrière, démon du tout-savoir-tout-le-temps ! Tire-toi. Je veux vivre sous-informé, désappareillé-bête, béat-niais de la déconnection. Qu’on cesse de m’électriser l’air avec le sondage-minute, le scandale-jour, l’indice-semaine. Juste entendre un peu battre mon cœur, luire mon âme dans la paix des nerfs…
Voilà dans quel état d’esprit je me rendais au marché hier, après trois semaines de silence radio aux antipodes, bien décidé à éviter la revue de presse de mes deux vieilles. Mesdames Daube et Michu, de grâce, par tous les dieux de l’ignorance, laissez-moi sur la rive, hors du bouillon, pas au courant, pas au cadran, au carcan, au clinquant ; seul, avec l’essentiel : l’eau, le pain, l’air, les plantes, l’amour des proches… Je ne me doutais pas que j’allais trouver en madame Daube une co-fervente du retrait thérapeutique.
-Alors, qu’est-ce que vous avez pensé de l’affaire Guéant ?
-Connais pas.
-Mais voyons ! L’ancien ministre de Sarkozy. Peu ou prou mouillé comme Cahuzac dans un scandale de picaillon qui s’annonce gratiné, je vous prie de me croire.
-Je vous crois.
-Ne me dites pas, m’ame Daube, que vous n’avez pas suivi !
-Je vous le dis.
-Alors au moins le 5 mai de Mélenchon ? 50 000 selon la police, 150 000 selon lui-même, ce révolutionnaire à cravate de Sixième république qui ne trouve rien de mieux que de briguer Matignon dans la Cinquième.
-Pas vu.
-M’enfin, m’ame Daube, qu’est-ce qui se passe ? Vous couvez quelque chose ? Vous sortez d’une retraite au Carmel ?
-Je crois plutôt que j’y entre, m’ame Michu, et j’en vais de mieux en mieux.
-Crise aiguë d’égoïsme, je vous attendais bien là. Donc rien ne vous touche plus ? Même pas le suicide de ce zig dans une école primaire, devant ces pauvres petits livrés ensuite aux psychologues ?
-Pas su.
-Et la grande châtaigne d’après-foot, l’autre soir au Trocadéro ? Vous ne trouvez pas que la coupe est pleine ?
-Buvez-la toute seule.
-Je suis sûre au moins que vous plaignez Hollande, avec ce retour de la Ségolène, juste en librairie mais quand même, dans le genre « Courage, j’arrive ! »
-Pas lu.
-Bon, m’ame Daube, je ne vois plus que la météo pour vous émouvoir. Novembre en mai, ça vous laisse froide ? Et cette pluie à noyer les grenouilles !
-Tout ciel m’est un, m’ame Michu. Je ne suis battue que des altérations internes que je produis en moi.
-Pardon ?
-C’est du Montaigne, vous ne pouvez pas comprendre.
-Dites que je suis trop bête !
-Du tout, du tout. Vous ne pouvez pas comprendre parce que vous avez le nez dans le guidon, ma pauvre petite, le morne guidon de la triste course au scoop. Si c’est pas votre Montaigne, revoyez au moins votre France Gall : débranchez, m’ame Michu, débranchez tout, revenez à vous, savourez votre reste, et en tout cas ne venez plus me pourrir le mien avec votre 20-heures ambulant… Au revoir, j’ai une pintade à cuire et des géraniums à planter.
Vous dire la tête de Madame Michu, lâchée là tout à trac dans l’allée comme une pomme, entre les poires et les fromages, par sa vieille commère de potins ! Nos regards se croisèrent. D’un petit haussement d’épaules et de sourcils, assorti d’un demi-sourire d’indulgence, je lui fis voir que j’avais tout entendu, que sa Daube était dans le vrai, qu’à moins d’être un morbide on se lasse de la tristesse du monde, et qu’elle-même devrait bien un jour -ou dix ou trente- comme moi et tous les raisonnables rentrer se mitonner le repas sur une cantate de Bach.
ARION