Un homme contemple et l’autre creuse son tombeau : comment les
séparer ? Les hommes et leur absurdité ? Mais voici le sourire du
ciel. La lumière se gonfle et c’est bientôt l’été ? Mais voici les yeux
et la voix de ceux qu’il faut aimer.
Je tiens au monde par tous mes
gestes, aux hommes par toute ma pitié et ma reconnaissance. Entre cet
endroit et cet envers du monde, je ne veux pas choisir, je n’aime pas
qu’on choisisse. Les gens ne veulent pas qu’on soit lucide et ironique.
Ils disent : « ca montre que vous n’êtes pas bon ». Je ne vois pas le
rapport. Certes, si j’entends dire à l’un qu’il est immoraliste, je
traduis qu’il a besoin de se donner une morale; à l’autre qu’il méprise
l’intelligence, je comprends qu’il ne peut pas supporter ses
doutes. Mais parce que je n’aime pas qu’on triche.
Le grand courage,
c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la
mort. Au reste, comment dire le lien qui mène de cet amour dévorant de
la vie à ce désespoir secret. Si j’écoute l’ironie, tapie au fond des
choses, elle se découvre lentement. Clignant son œil petit et clair :
« Vivez comme si… », dit-elle. Malgré bien des recherches, c’est là
toute ma science.
Après tout, je ne suis pas sûr d’avoir raison. Mais ce n’est pas
l’important si je pense à cette femme dont on me racontait l’histoire.
Elle allait mourir et sa fille l’habilla pour la tombe pendant qu’elle
était vivante. Il paraît en effet que la chose est plus facile quand les
membres ne sont pas raides. Mais c’est curieux tout de même comme nous
vivons parmi des gens pressés
Albert Camus
Extrait de L’Envers et L’Endroit (1937)