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L'odeur des pommes, premier roman de Mark Behr, publié quand il avait trente
ans (en 1993) et traduit en 2010, sort en poche. Il a quelque chose de glaçant. L’avenir du jeune
Marnus, dix ans en 1973, semble écrit pour lui. Il n’a qu’à suivre le chemin
tracé par son père, jeune et brillant général de l’armée sud-africaine qui
arpente les allées du pouvoir blanc et reçoit de puissants visiteurs étrangers,
comme cet officier chilien heureux de démontrer avec quel talent l’armée a,
chez lui, anéanti les communistes. Aux frontières, ce sont précisément les
communistes qui mettent la Nation en danger, appuyés à l’intérieur par des
mouvements anti-apartheid.
Tout est décrit avec l’évidence qui s’impose à un enfant
incapable d’imaginer qu’un ordre différent ne serait pas nécessairement du
désordre. Les valeurs éternelles auxquelles il croit sont celles qui lui ont
été inculquées, il n’a aucune raison de les remettre en question. Même si sa
sœur aînée manifeste depuis quelque temps un esprit de révolte mal accepté par
leurs parents.
Dans cette société où chacun est à sa place, il n’y a pas de
place pour le doute. Les seules aspérités, douces ou piquantes selon les
moments, sont celles que rencontre un enfant normal qui apprend à maîtriser ses
limites en faisant des bêtises de son âge.
Très vite, pourtant, un second récit en italiques et dont
les épisodes alternent avec celui des années soixante-dix, ébranle les certitudes
du lecteur. Il comprend que Marnus, plus tard, fait la guerre en Angola et que
l’issue du combat se jouera en un choix définitif : vivre ou mourir. Il
semble donc que la force du pouvoir blanc installée sur des terres conquises
n’est pas invincible…
Un épisode de l’enfance a creusé une faille dans la vie de Marnus, et
cette faille est aussi celle qui mine l’apartheid. Il s’agit, pour le dire
vite, d’un manquement moral. Et comment un régime peut-il justifier sa dureté
s’il trahit les principes dont il prétend tirer sa légitimité ? A la fin
de ce roman âpre, une scène révélatrice assombrit soudain un avenir qui, du
coup, est écrit en lettres moins arrogantes. Marnus a saisi. Nous aussi.