Tous les matins,vers six heures, quand le mistral le permettait, mon père me réveillait.
_Debout, nom de Dieu, c’est l’heure de partir à la pêche. Qui c’est qui m’a fichu un matelot feignant comme toi !
En vitesse, je me tapais mon Banania et nous partions pour le minuscule port où dansaient les quelques petites barques (des pointus en bois, s’il vous plaît Monsieur ! Pas des cochonneries en plastique, à cette époque !)
Le bateau de mon père était un vrai danger public. Tout rafistolé de bas en haut comme un vétéran de la guerre de 14, cette barcasse était la risée des autres pêcheurs. J’ai même vu des femmes se signer lorsque nous prenions la mer !
Sur la proue du bateau était écrit en lettres noires : « Joseph ». C’était le nom de baptême que mon père avait choisi pour cette épave flottante. La raison en était fort simple,( pour ceux qui connaissaient ma famille) « Joseph » était bien sûr destiné à honorer Joseph Staline, le petit père des peuples que mon père vénérait à cette époque ou l’on ne rigolait pas avec la discipline du Parti !
Une fois à bord du fragile esquif, mon père remontait le panier rempli de piades, et piadons, sorte d’escargots de mer dont les poissons, en principe, raffolaient, larguait les amarres et passait un temps fou à essayer de démarrer cette saloperie de moteur « Goïot « , traitreuse cochonnerie qui, en général, refusait obstinément de nous ramener au port, surtout quand le gros temps se levait, nous obligeant de revenir à la rame en catastrophe. Périlleuse aventure que de partir à la pêche avec mon père à cette époque !
Lorsqu’il avait décidé que nous étions à pied d’oeuvre, il balançait par-dessus bord une grosse pierre attachée à une corde qui faisait office d’ancre et, à nous la bonne pêche! Nous nous frottions les mains en gloussant d’avance en sortant les palangrottes, méchant fil de pêche entortillé sur des morceaux de liège, accrochions nos pauvres escargots aux deux hameçons et balancions dans les flots cette ligne fortement plombée en priant que les nombreuses girelles, sarans, pageots et autres habitants à écailles de la côte trouvent nos offrandes à leurs goûts.
C’était bien avant la première touche que, généralement, mon estomac commençait à donner des signes irréfutables de malaise. Je devenais pâlot, puis verdâtre et cesser rapidement de m’intéresser à tout autre chose que d’essayer vainement de résister à la mort certaine qui , j’en était sûr, m’attendait.
Ceux d’entre vous qui n’ont jamais eu le mal de mer ne peuvent pas comprendre les sentiments de résignation, d’abandon et de douleur occasionnés par cette saloperie ! Le mal de mer, mes amis, est sans aucun doute un avant-goût de l’enfer. On ne souhaite alors qu’une seule chose, avant de vomir ses boyaux, c’est qu’un sauveur vienne vous trancher la gorge pour vous soustraire à ces tortures inhumaines.
Mon père, lui, se foutait de ma gueule et se tapait sur les cuisses en hurlant de rire.
- » Hé la fillette, la mauviette ! Mais qu’est-ce que c’est que ce matelot d’eau douce ! » Et autres gentillesses du même tonneau. Je l’aurais étranglé sans hésiter si j’en avais eu la force et avec la complicité d’un Opinel pour finir le boulot.
Le lendemain matin, quand mon père me réveillait pour aller à la pêche, je n’avais qu’une idée en tête. Lui montrer que je n’étais pas une gonzesse mais un dur des durs et qu’il allait voir ce qu’il allait voir. Et irrémédiablement, je passais le plus clair de mon temps penché par dessus le bastingage à rendre à Aphrodite mon délicieux Banania sous les quolibets du paternel.
Jusqu’à ce matin béni (merci mon Dieu, je ne suis pas près de l’oublier ce matin-là !) ou…miracle… Plus de mal de mer ! Rien ! Même pas une petite nausée… que dalle, je l’avais vaincu, cet enfoiré de Belzébuth ! J’étais devenu un homme, un vrai de vrai.
Mon père ne se fichait plus de ma pauvre poire mais me souriait à la place et m’avait même roulé une cigarette, la cigarette de la complicité. Bonheur total. De retour au Port, on avait fait escale au bar de la Marine ou j’eu droit à mon premier Pastis, signe certain du succès de mon rite de passage à l’état d’adulte.
Peu de temps après, la barcasse de mon père, le « Joseph » rendit son dernier soupir et coula dans le port des Oursinières, comme ça, tout seul,signalant la fin du danger public.
Mon père, après quelques jours de deuil acheta un nouveau bateau qu’il baptisa » NIKITA « .
Les temps avaient changés.