Le titre, un nom, nous prévient : nous allons entrer dans la construction d’une pensée singulière. Une femme (interprétée par Barbara Sukowa), philosophe, d’origine juive allemande, vivant aux Etats-Unis, fumant cigarette sur cigarette, propose à un journal de suivre le procès Eichmann, qui va s’ouvrir à Jérusalem. On sait, d’avance, que, si les services secrets d’Israël ont enlevé ce criminel nazi, c’est pour le juger et le condamner. On attend sans doute de Hannah Arendt qu’elle confirme les accusations. Mais ce qu’elle découvre, c’est la banalité du condamné, et la réalisatrice a choisi de ne le présenter qu’avec des images d’archives, ce qui rend encore plus forte cette impression. Et le film montre comment la pensée arrive : par la formation dans la jeunesse (avec Heidegger), par la discussion avec les amis, avec les étudiants, avec les autres, avec la société, par l’expérience même de la rencontre, le fait de voir, d’observer. Et comment la conviction se forge, dans l’adversité.
Il y a, dans ce film, des images de forêt. Les premières montrent Hannah Arendt et Heidegger, après la guerre, discutant ; elles ne font à mon avis qu’évoquer un débat interne à la philosophe. Dans la scène suivante, elle sort de la forêt, seule, et retrouve la réalité : les services secrets d’Israël lui demandent de ne pas publier son livre. La forêt, c’est l’isolement, le silence, le retour sur soi ; et on dit « sortir du bois » pour dire se manifester au grand jour.
Nous sommes bien sûr confrontés à des questions politiques, mais nous allons au-delà de la politique. Nous sommes bien sûr dans des questions concernant une génération, mais nous allons au-delà des questions générationnelles. Nous sommes bousculés par ce qui arrive, par ce qu’on dit de cette femme, qu’elle est arrogante, et ce sont ces idées de la « banalité du mal », de notre complicité parfois, qui résonnent en nous. Eichmann a fait ce qu’il a fait parce qu’il ne pensait pas, analyse Hannah Arendt. Heidegger disait que penser et vivre ne coïncident pas. Ce film semble montrer que la pensée est essentielle à la vie, que penser et vivre sont imbriqués.
Et le débat ouvert par Hannah Arendt n’est pas clos.