Pour Cassirer, le mythe permet une première structuration du monde .
Si les formes symboliques de ressemblent aux métaphores de Blumenberg, celui-ci a le souci de se démarquer de Cassirer ,en particulier sur le problème du mythe. Le philosophe allemand, selon Blumenberg, ne rompait pas en fait avec le tradition philosophique, issue des grecs : la subordination au mieux du mythos au logos (quand ce n'était pas la dénonciation de son caractère fallacieux et mensonger), dans une perspective allégorique. Le mythe restait une pensée " primitive ", un tenant-lieu provisoire de la raison, de la théorie scientifique et des concepts .Blumenberg s'élève fortement contre cette tradition. Les fonctions du mythos et du logos, de l'image et du concept, sont pour lui équivalentes ; les deux engendrent de la distance envers une réalité à laquelle le sujet est livré, qu'il doit maîtriser.
cette philosophie conçoit le mythique comme la forme par excellence de ces opérations qui sont encore possibles et nécessaires par surcroît pour supporter un monde et vivre dans un monde qui n'a encore aucune théorie",
Un tel pré-savoir de la fin supposée exclut de thématiser le mythe comme forme d'élaboration de la réalité, authentiquement juste..
" il devrait être clair que l'antithèse du mythe et de la raison est une invention tardive et funeste, dans la mesure où elle renonce à voir la fonction du mythe -celle de dépasser toute l'étrangeté archaïque du monde - comme une chose rationnelle, quelque indigents que puissent paraître ses moyens ".
L'analyse qu'entreprend Blumenberg va s'inspirer des thématiques freudiennes qu'il déplace vers le mythe : il existe un " travail du mythe ", comme il existe pour Freud " un travail du rêve ".
L'exemple que donne Blumenberg est celui de la naissance D'Aphrodite/Venus qui nait de l'écume de la mer. (On a évidemment en mémoire le tableau de Botticelli). or cette belle image efface l'origine du mythe qui lui a donné naissance,la séparation nécessaire du ciel Ouranos et de la terre Gaia ( soit donner sens à une indistinction première ,échapper au chaos, mettre de l'ordre).Cronos (le temps) accomplira cette tâche en émasculant son père Ouranos pour l'être finalement lui aussi par Zeus, celui qui va être à l'origine des lois du monde en triomphant des forces obscures. L'esthétisation est oubli de l'origine : Aphrodite est née en fait de la semence d'Ouranos dont l'organe sexuel a été jeté à la mer. " Aphrodite naît de l'écume de la terrifiante émasculation d'Uranus - c'est là comme une métaphore de l'opération du mythe", note Blumenberg : d'un fond de violence archaïque extrême naît une forme belle, rassurante.
"Cependant, son travail [celui du mythe], alors, n'est pas à son terme : dans la Vénus Anadyomène de Botticelli, celle-ci s'élève hors de l'écume de la mer, et seulement pour les connaisseurs du mythe à partir du secret de la terrible blessure d'Uranus. [...] L'arrière-plan de terreur a été oublié, l'esthétisation accomplie ".
Le travail du mythe repose pour Blumenberg sur le processus de " signifiance " (d'autres traductions emploient significativité).Principe culturel selon lequel les choses vitales reposent sur d'autres significations et valeurs que le monde des sciences exactes.
Ainsi, dans une approche objective, l'espace et le temps restent indifférents à ce qui se produit. La raison se heurte ici à l'anonymat et à l'indifférence de la réalité par rapport aux souhaits humains. Il en est de même pour le principe de causalité ou le caractère nécessaire des lois. Le mythe au contraire réintroduit une structure de désir dans la réalité en brisant l'homogénéité et l'indifférence du temps et de l'espace : il permet de distinguer des lieux et de leur accoler une histoire, de distinguer des temps en leur associant des événements qui ont une portée humaine, une signification. Ainsi la figure cyclique et rassurante de l'Odyssée " le schéma cyclique a été une figure de la confiance dans le monde ". Sens du "retour" d'Ulysse : cercle qui se ferme, durée qui fait sens, espace qui n'a pas été parcouru sans fin, en vain.
Là où le concept est la marque de la clarté et de la distinction, la théorie , celle de la cohérence logique , les mythes restent pourtant le domaine de l'ambiguïté, de l'incertitude quant au sens, de la multiplicité des interprétations. Ce reproche habituel fait justement la valeur des mythes aux yeux de H.Blumenberg.le mythe pour cette raison est sans cesse repris et réélaboré : il donne à penser comme Ricœur le disait du symbole.la " significativité implique précisément la plurivocité, qui ne tient pas seulement au potentiel apparemment inépuisable d'élaboration du mythe, mais aussi à la pluralité des théories sur son origine et sa fonction véritable "
Contrairement à la science qui fournit des réponses mais chaque fois dans un domaine délimité de spécialisation, les grands impératifs anthropologiques posent des questions toujours ouvertes, peut être nécessairement sans réponses, mais qu'on ne peut justement ne pas poser. Elles concernent le tragique humain(l'origine, la limite essentielle de l'action individuelle ,le sens de la culture , la mort etc... Le caractère structurel du mythe est selon Blumenberg de, justement reposer ces questions à l'infini. On se dispute et on reprend sans cesse par exemple les mythes d'Œdipe ou de Prométhée. " L'histoire de Prométhée ne répond à aucune question sur l'homme, mais elle paraît renfermer toutes les questions qu'on pourrait poser à son propos "
Le paradoxe du mythe n'est pourtant pas de nous fournir des réponses ,ni de poser clairement des questions mais selon l'auteur de rendre au contraire " inquestionnables ", certaines interrogations, non en les occultant ou en les supprimant mais en inventant " avant que la question ne devienne urgente et pour qu'elle ne le devienne pas ", ce qu'il oppose aux dogmesthéologiques qui élaborent des réponses et aboutissent à un credo.
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Se dessinent ici les rapports du mythe et du rite :le rite lui aussi déplace et représente et comme tel constitue une des techniques de communication et de maitrise du réel. On aurait ainsi remplacé les sacrifices humains par des sacrifices animaux comme le montrerait l'histoire d'Abraham. " L'animal symbolicum domine la réalité qui serait véritablement mortelle pour lui, en la représentant et en la déplaçant. [... ] l'homme peut non seulement représenter une chose à la place d'une autre, mais il peut aussi faire une chose à la place d'une autre. [...] "
Les complications, les détours du mythe (à l'instar de l'archétype du labyrinthe) ne sont pas vains. Comme le montrera Proust dans la Recherche, le temps perdu n'en est pas un mais laisse au contraire le champ ouvert pour diverses experiences. Les détours du mythe rendent familières des régions étranges et étrangères de l'existence. . Le mythe arrache ainsi des formes sensées à ce qui se donne d'abord comme sans raison et sans rapport à nous, il donne aux choses un visage. " Irruption du nom dans le chaos de l'innommé " Le mythe permet ainsi de fractionner ce que Blumenberg nommera " l'absolutisme du réel " désignant par là son opacité première, son indifférence aux vœux humains, sa "surpuissance" sans partage, mais aussi littéralement, son absence de " lien "avec nous ; le fait que rien" n'oblige " la réalité à répondre à nos souhaits ou nos demandes. Le mythe " peuple " la réalité de forces à propos desquelles on peut raconter des histoires. Face à l'opacité d'un monde éprouvé " en bloc " le polythéisme opère des divisions, ce qui est justement le propre de l'opération mythique
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Nommer ce qui, sinon, resterait anonyme et hors de toute prise, pur chaos. Nommer, c'est déjà avoir prise, suggérer qu'une force naturelle est personnifiée - et peut dès lors être invoquée, priée, influencée par le rituel; cette réalité est alors moins terrifiante et opaque qu'elle n'en avait d'abord l'air : e Par son opération, tout est plein de dieux, tout est plein de pensée, tout est plein de noms et de forme humaines ;là où il y a " des " dieux, la réalité, la Nature cessent de n'opposer qu'une indifférence aux souhaits humains,: l on peut jouer un dieu contre un autre, on peut espérer un retournement du malheur, on peut " diviser " le pouvoir en invoquant un recours, une force de secours...
"Toute confiance envers le monde commence avec les noms à propos desquels on peut raconter des histoires [...] Des histoires sont racontées, pour faire passer quelque chose. Dans les cas les plus bénins mais non les moins importants : le temps. Sinon, et plus gravement : la peur. " . Jean Claude Monod. Hans Blumenberg .op.cité.
La philosophie de Blumenberg se présente au contraire comme une entreprise de réouverture permanente des problèmes et marque son admiration pour l'inventivité dont témoignent les mythes tout en insistant fortement sur la précarité des progrès et de la fragilité des réalisations humaines. "
Le rationalisme de Blumenberg reste un rationalisme dégrisé, tragique, au sens originel du mot, d'une ambiguïté indécidable.. L'homme est à la fois indigent et prodigue, il dépasse sans cesse ses besoins strictement nécessaires par ses créations, métaphores et concepts, sciences et mythes mais les résultats, la culture, demeurent précaires et le " chaos " menaçant. Il n'y a pas plus de paradis prémoderne perdu que de triomphe définitif de la raison.
" Il n'y a pas de triomphes définitifs de la conscience sur ses abîmes : la culture [Bildung], la rationalité, les' Lumières signifient moins ce qui a été accompli une fois de manière radicale et peut être accompli une fois pour toutes, que, bien plutôt, l'effort que l'on peut constamment redéployer afin de dépotentialiser, découvrir, dénouer, retransformer enjeu. "
" II y a plus d'un monde - voilà une formule qui, dès Fontenelle, a stimulé les Lumières. Avant même le recours à des modèles cosmogoniques, elle est apparue comme la manière la plus puissante de contredire la métaphysique théologique, qui, contrainte de déduire l'unité du monde de la notion de Création, pouvait alors se réclamer de Platon et d'Aristote, parce qu'ils avaient vu et combattu dans la démultiplication du cosmos, chez Démocrite, une destruction de la raison universelle..
" L'homme conduit sa vie et établit ses institutions sur la terre ferme. Pourtant quand il cherche à saisir le mouvement de son existence dans sa totalité il a recours de préférence aux métaphores du voyage en mer et de ses risques. Le répertoire de ces métaphores nautiques de l'existence est riche et varié. On y trouve les côtes et les îles, les ports et la haute mer, les récifs et les tempêtes, les abîmes et le calme plat, les voilures et la barre, les timoniers et les mouillages, la boussole et la navigation astronomique, les phares et les pilotes. La représentation des dangers encourus en haute mer ne sert souvent qu'à visualiser le confort et le calme, la sécurité et la sérénité du port où la traversée doit s'achever. C'est seulement là où il est exclu d'arriver au but, comme chez les sceptiques et les épicuriens, que le calme plat au milieu de la haute mer elle-même peut représenter la contemplation du pur bonheur ".
" Parmi toutes les réalités élémentaires auxquelles l'homme est confronté, c'est celle de la mer, du moins jusqu'à la conquête tardive du ciel, qui est pour lui la moins rassurante. Elle relève de puissances et de dieux qui, avec une opiniâtreté extrême, se soustraient à la sphère des forces déterminables. C'est de la limite du monde habitable, de l'océan, que sont issus les monstres mythiques qui sont les plus éloignés des figures familières de la nature et qui semblent étrangers au monde comme cosmos. Le fait que le phénomène naturel qui depuis toujours a le plus effrayé les hommes, le tremblement de terre, soit de la compétence mythique du dieu de la mer, Poséidon, relève également de cet univers inquiétant. Dans l'explication semi-mythique de Thaïes de Milet, le premier des philosophes ioniens de la nature, il est comparé aux secousses qui agitent le bateau sur la mer - et ce, pas seulement au sens métaphorique, car pour lui toute terre ferme flotte sur l'océan universel2. Par là, le protophilosophe établit la passerelle la plus ancienne qui permet comprendre ce paradoxe singulier d'où j'étais parti, à savoir que l'homme, bien qu'étant un être vivant sur la terre ferme, se représente la totalité de sa situation au monde de préférence par les images du voyage en mer. Deux présupposés déterminent avant tout la charge de signification de la métaphore du voyage en mer et du naufrage : d'une part, la mer comme limite naturelle de l'espace des entreprises humaines, et, d'autre part, la démonisation de cette même mer en tant que sphère de l'imprévisible, de ce qui n'est pas soumis à une loi, de ce qui trouble l'orientation. La mer, jusque dans l'iconographie chrétienne, est le lieu où se manifeste le mal, dans sa version gnostique aussi, en ce sens qu'elle représente la matière brute qui avale et ramène tout en elle-même. Parmi les promesses de l'Apocalypse de saint Jean, il en est une qui assure que l'état messianique ne connaît plus la mer (he thalassa ouk esti eti). L'odyssée dans sa pure forme, c'est l'expression de l'arbitraire des puissances, le déni du retour, comme c'est le cas pour Ulysse, l'errance absurde, et finalement le naufrage, dans lesquels la fiabilité du cosmos est remise en question et sa contre-valeur gnostique anticipée. "...
La mer a toujours été suspecte aux yeux de la critique de la culture. Qu'est-ce qui a pu pousser l'homme à quitter la terre ferme pour la mer, si ce n'est la lassitude de n'être que chichement nourri par la nature et la monotonie du travail agricole, si ce n'est l'avidité du gain vite réalisé et la perspective de gagner plus que ce qui est raisonnablement nécessaire, pour lesquelles les philosophes ont facilement une formule sur les lèvres, le désir de l'opulence et du luxe ? Le fait qu'ici, à la limite de la terre ferme et de la mer, ait eu lieu non la chute dans le péché, mais le faux pas qui amène à bafouer la norme et à dépasser la mesure, possède la qualité expressive qui fonde durablement les topoi. Hans Blumenberg. Naufrage Avec Spectateur. L'arche.
Mais ici aussi, à la faveur d'une mise en parallèle du " monde primitif " historique et du " monde souterrain " psychique, le mythe demeure une formation archaïque, qu'il faut considérer dans son caractère souterrain comme une période aussi bien fermée que close du procès de la conscience humaine.
" Que signifie la profusion des " échos en provenance de l'ancienne mythologie " ? Le recours aux mythologèmes, l'allusion et le renvoi, l'allégorèse et la " rectification ", l'apport de compléments et la variation ont-ils seulement une signification approximativement comparable dans des contextes historiques différents ? Peut-il y avoir et y a-t-il quelque chose de tel qu'une " nouvelle mythologie ", qu'une mythisation formelle, et si oui : y a-t-il là autre chose qu'un phénomène esthétique ? Faut-il décrire la réalité tardive de la mythologie en général et dans l'ensemble comme une forme d'" esthétisation " ?
" Pour l'essentiel, on se représente l'origine et l'originalité du mythe sous deux catégories métaphoriques antithétiques. Pour ramener cela à la formule la plus brève possible : comme terreur et comme poésie - et cela signifie : soit comme l'expression d'une pure passivité induite par un ensorcellement démoniaque, soit comme les excès Imaginatifs de l'appropriation anthropomorphique du monde... Ces catégories sont assez puissantes pour qu'on puisse leur assigner à peu près tout ce qu'on a proposé en matière d'interprétation du mythe... ". Hans Blumenberg .La Raison Du Mythe. Gallimard.