La foule debout, Abbado salue les musiciens
J'ai tellement usé de superlatifs pour qualifier les derniers concerts de Claudio Abbado que je crains à la fois de manquer de ressources grammaticales pour marquer un degré supérieur de comparaison et de lasser le lecteur qui pensera qu'en ce monde où l'emploi du superlatif est devenu commun, en politique, en football et en art, je sacrifie à une mode médiatique. Et pourtant...
Et pourtant, à Florence le 4 mai dernier le concert était extraordinaire, à un niveau rarement atteint par les orchestres impliqués, et l'interprétation de Wagner, Verdi et Berlioz semblait s'être installée dans le marbre définitif des soirées mémorables.
Et ce fut effectivement une soirée à la fois mémorable et émouvante.
Il faut néanmoins ouvrir un étage supérieur du paradis musical, pour y placer le concert du 18 mai à la Philharmonie de Berlin, car ce fut anthologique. Ce fut écrasant et lumineux. Ecrasant car devant un tel monument, on ne peut que rester époustouflé. Lumineux parce que ce concert a encore ouvert des horizons inconnus. On avait sans doute oublié que les Berliner Philharmoniker, quand ils adhèrent à un projet, quand ils s'engagent aux côtés d'un chef, quand ils font de la musique pour quelqu'un, quand ils sentent la singularité du moment d'exception, peuvent être les instruments du pur miracle. Jouer ainsi, dirais-je, est-ce encore humain?
On sait que les concerts de Claudio Abbado (un par an à Berlin) sont des moments très attendus d'un public qui l'a toujours aimé, cette année plus que toute autre, avec un programme romantique Mendelssohn/Berlioz, un programme presque shakespearien.
On a vu à Paris il y a un mois comment Mendelssohn pouvait nous parler, avec cette urgence, ce dramatisme, cette incroyable tension. On constate aujourd'hui comment il peut nous susurrer, nous murmurer, nous pacifier dans une interprétation de ces extraits du "Songe d'une nuit d'été" d'une légèreté séraphique: c'est Ariel qui nous parle en permanence, esprit du vent, esprit aérien qui à peine effleure le souffle des vents. Dès le départ, avec cet accord que Wagner va réutiliser tel quel, les cordes sont à peine audibles, à peine effleurées, et produisent malgré tout un son si net, et si clair. Pour comprendre ce qui est proposé, et ce qui est ressenti, il faut se projeter dans un monde de divinités sylvestres, d'Elfes: jamais le son n'écrase, jamais il s'impose, mais il se glisse, mais il s'insinue, avec une souplesse, une fluidité une justesse qui confond. Quelle technique chez les cordes! Et quelle magie...on y lit tout, le monde fantastique de l’œuvre, mais aussi les lectures de l'enfance, les contes, la naïveté et une légèreté inouïe, inouïe, à n'en pas croire ses oreilles. On sait qu'Abbado obtient des pianissimi de rêve, auprès de tous les pupitres, y compris des percussions, et auprès de tous les orchestres. Ce qui frappe ici, c'est qu'on est dans un espace sonore qu'on n'arriverait pas à imaginer, l'espace de l'effleurement, de la caresse invisible, un espace où seul la plume et ses douceurs aurait accès.
D'une certaine manière, l'intervention des voix (magnifique chœur de femmes du Bayerische Rundfunk, dirigé par Konstantia Gourzi, plus ordinaires les solistes Stella Doufexis et Deborah York - mais d'où j'étais placé, il est difficile de saisir une projection vocale) a non interrompu la magie, mais ramené à de plus terrestres effets, poétiques, certes, mais d'une présence presque gênante tant c'était l'orchestre qui semblait à tous tout en poésie, tout en abstraction, tout en vapeur. Il faut faire un sort au "Notturno" dont le cor de Martin Owen fut un moment extatique. Même si Stephan Dohr était absent, ce musicien du BBC Symphony Orchestra "prêté" pour six mois aux Berliner a fait étonnement, sinon merveille, dans une pièce où l'ambiance sonnée par le cor est déterminante, définitive. Il n'est que d'entendre le soupir du public à la fin du morceau. La fameuse "marche nuptiale" fait toujours son effet, interprétée avec le juste tempo et sans aucune couleur martiale, et enfin le finale, qui reprend les premières mesures, avec le chœur en complément, et qui finit en extase, oui une douceur extatique, nous a renvoyé tout droit au ciel, à la nuit paradisiaque d'un été de rêve... rien qu'en l'écrivant, mon cœur bat.
En abordant la Fantastique, j'avais évidemment en tête l'interprétation fulgurante du concert de Florence, et la répétition générale de la veille, où évidemment, la différence de pâte sonore se note dès les premières mesures. Je ne renie rien de ce qui a été dit du concert florentin, j'ai trop vibré pour cela.
Mais il faut se rendre à l'évidence dès les premières mesures: de cette tristesse inhérente au début à Florence, il reste la mélancolie, il reste la retenue, il reste aussi un discours qui nous parle immédiatement et il y a surtout un incroyable toucher des cordes, qu'on va encore éprouver de manière plus aiguë plus tard, avec des pizzicati confondants du côté des contrebasses et des altos notamment, mais aussi encore plus légers, encore plus fins, encore plus limbés, chez les violons.
On ne sait que dire, que rappeler, que citer pour donner au lecteur juste un goût de ce qui s'est passé, rappelons le final du premier mouvement "Rêveries-passion" à la fois urgent, inquiétant puis tendu et déchirant. La valse de "Un bal", second mouvement qui n'est jamais apaisé, jamais vraiment gai: les quatre harpes initiales emmenées par Marie-Pierre Langlamet sont d'une incroyable présence, très marquées: Abbado ne les veut pas séraphiques, il ne les veut pas liquides, il les veut là, pleines, au milieu de l'orchestre avec un effet presque surprenant. Ce bal, c'est un dernier tourbillon, fluide, avec cette once de retenue qui montre qu'on n'est pas tout à fait emporté dans le mouvement, mais qu'on est toujours dedans et dehors, qu'on se dédouble presque dans un regard quasi prophétique. Car c'est bien dans le troisième mouvement "Scène aux champs": je dois dire que là, nous sommes assommés par tant de beauté, née d'une telle capacité à saisir le public: Dominik Wollenweber, le cor anglais nous a tous bouleversés. Certes, on dira, comme toujours, aussi bien dans Tristan que dans les Rückert Lieder, il a cette capacité de nous "interdire", de nous saisir, de nous tirer les larmes, au départ avec le hautbois en coulisse de Jonathan Kelly (Albrecht Maier ne jouait pas), d'une légèreté incroyable, mais surtout à la fin du mouvement, dans son dialogue avec des percussions souveraines, inquiétantes: le silence dans la salle était tendu, saisissant, et le soupir (et les toux) pendant la courte pause ont montré cette tension extrême créée chez le public. Pendant la courte pause, d'un geste très discret avec un magnifique sourire, Abbado applaudit doucement le soliste - du jamais vu.
Les percussions et les cuivres sont mises à contribution dans la "marche au supplice", mais c'est l'accompagnement incroyablement en rythme des cordes, qui frappe. L'imposante collection de timbale fait avancer l’œuvre, donne les rythmes, avec une technique et une science du crescendo qui confond. Mais ce qui impressionne, c'est l'engagement de plus en plus net des musiciens, conscients de la magie de l'instant, ils donnent tout, ils explosent au moindre geste du chef, comme si ils étaient en parfaite osmose, même ceux qui ne le connaissent pas ou le connaissent à peine, il y a une communication subliminale inexplicable qui peu à peu s'est mise en place et produit l'exception. C'est évidemment dans le songe d'une nuit de Sabbat dernier mouvement, nuit de Sabbat et Dies irae que le choc arrive à son climax: signalons d'abord la flûte d'Emmanuel Pahud, miraculeuse: tous les sons sont possibles, les plus aériens, les plus violents, les plus dissonants dans une technique qui laisse bouche bée. Depuis le début de la symphonie, on va avec la flûte (et les bois en général) de surprise en surprise: ah! ces systèmes d'écho avec la clarinette incroyable de Wenzel Fuchs!! Ah! ces moments éperdus de légèreté dans le premier mouvement!! Ah! cet engagement dans le dernier, ces sons qui semblent venus d'ailleurs, à la flûte, aux violons, aux altos, avec ces decrescendos glaçants, étranges, dont on n'imaginait pas la présence aussi marquée dans la partition, mais dans cette danse macabre capable de tout, qui reste encore, une quinzaine d'heures plus tard, dans la tête et qui a toute la nuit de manière obsessive occupé mon cerveau, ce qui domine, c'est ce son des cloches immenses, placées sous la voûte, en haut, à gauche, juste avant le ciel, qui descend des hauteurs et qui scande de manière terrible, angoissante, tourneboulante, ce rondo funèbre qui conclut la symphonie.. Un journaliste écrit ce matin qu'avec ces cloches, c'était comme si Dieu était descendu dans la salle. Un Dieu vengeur, un dieu de terreur et de saisissement, pendant qu'explosait l'orchestre dans un mouvement d'une tension et d'un engagement extrême.
Et les cœurs battent, à l'unisson en salle et sur la scène, pendant qu'Abbado, visiblement épuisé, déchaine les forces telluriques de cet orchestre qui ce soir, n'a pas de concurrence et donne le vertige.
Alors, évidemment, là encore du presque jamais vu, pendant que la salle, qui explose en hurlements et applaudissements, qui se lève dans un enthousiasme général, Abbado prend dans ses bras Guy Braunstein, le premier violon, puis va serrer la main dans les rangs des musiciens aux trois héros du jour, Pahud(flûte), Kelly (hautbois), Wollenweber (Cor anglais) , Fuchs (clarinette) aussi le cor de Martin Owen. C'est une incroyable fête. Et nous en sommes aussi abasourdis. Revenus tard dans la nuit prendre mon véhicule dans le parking, des musiciens sont restés là, à bavarder, tant il était difficile de laisser le lieu avec la tête occupée à entendre encore et toujours cette musique, dans le souvenir d'une soirée unique, qui restera dans les souvenirs marquants, sinon le souvenir marquant des dix dernières années.
L'orchestre est parti, Abbado revient seul appelé par le public