Lire h.blumenberg.(1)

Publié le 19 mai 2013 par Regardeloigne


J'interromps un moment mes notes sur le labyrinthe, non pour les oublier mais pour ouvrir une parenthèse sur l'œuvre d'un philosophe allemand, Hans Blumenberg, présentation qui est loin d'être complète puisqu'elle ne retient que certains aspects, ceux de sa problématique des métaphores et des mythes. Cet aspect important de l'œuvre fournit cependant, à mon sens, les outils intellectuels qui permettent de comprendre la nature d'un " archétype " tel le Labyrinthe et pourquoi, il nous fascine.

Le texte suivant est extrait d'une des œuvres majeures de Hans Blumenberg, LA LISIBILITE DU MONDE.il y développe la grande métaphore du Monde comme Livre à déchiffrer et la rattache à " Notre Pulsion De Savoir "

" Que voulions-nous savoir ? " Telle pourrait être la question qui, au cours des deux siècles écoulés depuis la Critique de la raison pure, s'est substituée à la question fondamentale de Kant: "Que pouvons-nous savoir ? "

Socrate savait que nous ne savons rien, mais il fallut renoncer à cette sagesse-là lorsque le savoir commença à gagner du terrain et qu'il ne fut pas possible de méconnaître plus longtemps les succès de la connaissance. Savoir ce que nous ne pouvons savoir devint l'affaire de la raison critique. Depuis, le soupçon est né, et on ne s'en défera pas aisément, que peut-être nous en savons déjà trop, ou du moins que nous ne sommes pas arrivés à savoir cela même que nous voulions savoir lorsqu'il y avait encore quelque chose à vouloir : lorsque la curiosité était encore le ressort immédiat de la connaissance .

Que les résultats, au cours de l'histoire, n'aient jamais été à la hauteur des espérances, cela ne doit pas nous dissuader de demander: "Qu'est-ce donc que nous avions voulu savoir?" On peut supposer que les déceptions aussi méritent d'être étudiées, parce que leur lancinante indétermination occupe une place parmi les affects historiques fondamentaux, sur une échelle qui va de la résignation à la colère universelle. Qu'est-ce que le savoir paraissait offrir, quelle promesse apportait-il ? Comment le monde devait-il, comment aurait-il dû se présenter, pour que l'incertitude n'alimente plus le malaise de ne pas savoir où nous en sommes avec lui ?

Les questions que l'on pourrait continuer à aligner ainsi ressemblent à quelque chose que nous aurions presque oublié. Elles heurtent tous les critères de ce qu'il est possible de savoir et de ce qui vaut la peine d'être su; elles sont profondément enfouies dans tous les résultats de la science, comme ce dont il ne peut plus s'agir à ce stade de la recherche. La " métaphorologie " est un procédé permettant deretrouver les traces de désirs et d'exigences qu'on n'a nullement besoin d'étiqueter comme "refoulés" pour les trouver intéressants....

Un livre intitulé La Lisibilité Du Monde ne peut traiter que d'épisodes. Ceux-ci signalent cependant une continuité du désir qui n'est pas celle de ses expressions, de son pathos et de sa rhétorique. Que quelque chose demeure épisodique, cela ne suffit pas à lui donner tort. Le nombre des années ou des siècles ne fait pas la densité de l'histoire. L'obstination avec laquelle certaines choses reviennent et inventent leurs métamorphoses aiguillonne la pensée plus vivement que la constance avec laquelle d'autres simplement demeurent. Mais ce qui revient et tient son énergie désirante en réserve pour l'instant historique favorable se révèle aussi porteur d'un dangereux pouvoir d'illusion, en faisant apparaître comme un avenir accessible ce qui ne peut être qu'un correctif des différents présents.

C'est pourquoi le complexe métaphorique que dessine la "lisibilité du monde " constitue également un guide de sobriété. Le saut dans l'utopie peut s'étudier à tous les stades de l'inutilité : renoncer à dominer la nature pour mieux gagner sa confiance, connaître le vrai nom des choses plutôt que les formules exactes de leur fabrication, renouveler le souvenir hiéroglyphique au lieu de s'abandonner à l'oubli des pronostics, s'ouvrir à l'expression plutôt qu'au chimisme, connaître le sens et non les facteurs - autant de désirs qui ne deviennent pas absurdes parce qu'ils ne peuvent passer pour la promesse d'un accomplissement ....Hans Blumenberg .La Lisibilité Du Monde.Cerf.(c'est moi qui souligne ici).

Le philosophe allemand Hans Blumenberg (1920/1996) né à Lubeck, jouit désormais d'une notoriété accrue et commence à être largement traduit dans notre pays .Personnage secret, refusant les entretiens et les photos, il s'exprimait par ses livres d'un abord difficile. Il fut aussi l'un des fondateurs d'un groupe important de recherche, Poetik und Hermeneutik Son œuvre expose la genèse de la condition humaine et de l'existence philosophique, raconte les péripéties de l'histoire des idées, réfléchit sur les devenirs du mythe et de la métaphore dans ses rapports au concept; tout ceci dans un parti-pris de rigueur et avec la volonté de fonder une anthropologie phénoménologique.

" Les arcanes de la réception française n'auront, au bout du compte, pu empêcher qu'une "rumeur Blumenberg" se fasse de plus en plus insistante. Après un dossier qui lui était consacré en 2000 par la revue Esprit, Les Archives de philosophie publièrent, en été 2004, à l'initiative de Jean-Claude Monod et de Guy Petitdemange, un numéro spécial sur les Mondes de Blumenberg. Gallimard vient de faire traduire un article de 1971 sous le titre La Raison du mythe et, enfin, Vrin a donné les Paradigmes pour une métaphorologie. Et voici aujourd'hui, grâce aux Éditions du Cerf, La Lisibilité du monde, depuis trop longtemps attendu. Bref, les traductions commencent à se faire, même si la plupart des grands livres restent en chantier. Hans Blumenberg a fait tout ce qu'il a pu pour que l'on se contente de dire de lui, comme d'Aristote: "II est né, il a travaillé et il est mort. " II est né en 1920 à Lubeck, catholique en pays protestant, et d'origine juive. Il meurt le 28 mars 1996. Depuis, une fois par an environ, nous avons un ouvrage posthume de lui: c'était une attention délicate.

C'était un philosophe de l'"émigration intérieure", au sens où il s'est très vite retiré pour se consacrer à son œuvre, ne recevant quasiment plus personne. Il avait déclaré en 1945, après les années que lui avait fait perdre la guerre, pendant lesquelles il avait dû se cacher à Lùbeck, que désormais il dormirait une nuit de moins par semaine pour rattraper le temps que les nazis lui avaient pris. De plus en plus, il travaillera la nuit, pour dormir le jour ".Denis Trierweiler Préface A La Lisibilité Du Monde.(c'est moi qui souligne)

Blumenberg fait son entrée sur la scène philosophique avec Paradigmes pour une métaphorologie, 1960. Il y défend la thèse selon laquelle les métaphores jouent un rôle essentiel dans notre rapport à la réalité. Certaines d'entre elles, les " métaphores absolues ", forment d'ailleurs le substrat des concepts. Ce sont par exemple la lumière, (métaphore de la vérité) la lecture et le Livre, le naufrage, le Souci et surtout la Caverne qui est, pour lui, la métaphore emblématique de la philosophie.Il les explore systématiquement dans plusieurs de ses ouvrages dans l'intention de fonder une METAPHOROLOGIE (étude rationnelle des métaphores). La classification mythique, " les opérations élémentaires de donation des noms [des dieux] et de construction de système" doivent être ressaisies dans le cadre d'une anthropologie


" Qu'est-ce qu'il y avait quand il n'y avait pas encore quelque chose, quand il n'y avait rien? A cette question, les Grecs ont répondu par des récits et des mythes.

Au tout début, ce qui exista en premier, ce fut Béance ; les Grecs disent Chaos. Qu'est-ce que la Béance? C'est un vide, un vide obscur où rien ne peut être distingué. Espace de chute, de vertige et de confusion, sans terme, sans fond. On est happé par cette Béance comme par l'ouverture d'une gueule immense où tout serait englouti dans une même nuit indistincte. A l'origine donc, il n'y a que cette Béance, abîme aveugle, nocturne, illimité.

Ensuite apparut Terre. Les Grecs disent Gaïa. C'est au sein même de la Béance que surgit la Terre. La voici donc, née après Chaos et représentant, à certains égards, son contraire. La Terre n'est plus cet espace de chute obscur, illimité, indéfini. La Terre possède une forme distincte, séparée, précise. A la confusion, à la ténébreuse indistinction de Chaos s'opposent la netteté, la fermeté, la stabilité de Gaïa. Sur la Terre, toute chose se trouve dessinée, visible, solide ". J.P. Vernant L'univers Les Dieux Les Hommes. Seuil.


Selon Hans Blumenberg, nous sommes régis indéfiniment par " le principe de raison insuffisante " quant à nos œuvres ou nos pensées. Une inquiétude profonde sourd de l'ensemble des écrits du philosophe allemand : l'impression de la précarité de toutes choses : contingence de la vie humaine, du monde, de la situation de l'homme dans le monde, de la raison elle-même et de l'échec possible de toute interprétation de ce qui est et vit. Il n'y a pas d'identité entre le penser et l'être-pensé. L'homme n'atteint pas l'objectivité, encore moins une réflexivité directement. Hans Blumenberg ne cherche pas seulement à dérouter notre approche de la pensée mais à approfondir son énigme, à questionner sur la provenance de la réflexion. Pourquoi y-a-t-il quelque chose comme la réflexion ? L'angoisse (concept emprunté à Heidegger mais dans un tout autre sens) de la précarité demeure, que ne compensent aucune authenticité, aucune réappropriation complète de soi. L'auteur s'inspire ici de tout l'apport freudien sur la culture et fait sien le parallèle que faisait Freud entre histoire de l'individu et histoire de l'espèce, marquées à leur commencement par ce qu'il désigne comme un état de détresse originelle - due, à la prématuration de l'être humain, " moins achevé que [les animaux] lorsqu'il est jeté dans le monde ". Pour Blumenberg, une anthropologie doit prendre pour point de départ la faiblesse de cette constitution biologique de l'être humain, son défaut de réactivité, la nécessité où il se trouve d'être longuement " protégé " après sa naissance.

" La première déclaration d'une anthropologie devrait être alors : il n'est pas évident que l'homme puisse exister. [... ] Je ne vois pas d'autre voie scientifique pour une anthropologie que de détruire [...] le supposé "naturel" et de transférer l'artificialité dans le système de fonctions de l'opération humaine élémentaire : "vivre"."

Ainsi l'homme aurait pu ne pas être et il est possible qu'un jour prochain il ne soit plus. Dans cette " béance " (Blumenberg parle de chaos), se confirment l'indifférence du monde par rapport à chacun et le souci de s'y confronter. " L'homme, écrit encore Blumenberg dans La Description De L'homme, est cet être qui, tout comme il peut se rater, est capable de se ressentir comme raté. Le fait qu'il reconnaisse - pas seulement ses semblables - dans le miroir a été décrit comme son unicité (Lacan); mais tout autant lui semble-t-il possible de ne pas vouloir l'image de lui qu'il a perçue dans le miroir, parce que, ou bien elle ne correspond à l'image de soi intérieure, ou bien ne satisfait pas l'image idéale que l'on avait voulu réaliser ".

Il s'agit donc chez Blumenberg d'une anthropologie faisant fond sur un individu inquiet, inquiété dès son origine par son existence même, sa place dans le monde, par sa visibilité, qui voit et est visible, qui se voit, qui se voit être vu par les autres et par sa propre conscience et qui n'est jamais sûr de qu'il est ou représente. Cet être doit pour vivre constamment s'interpréter lui-même et interpréter le monde, se demander comment il peut être soi .Il a donc " souci " de son auto-conservation et cela le contraint à la réflexion, d'où " sa pulsion de savoir ". Il doit produire de la pensée, trouver les bons moyens pour agir .La réflexion est ainsi un fait anthropologique lié à l'autoconservation. Face à cette vulnérabilité de constitution, l'homme ne peut exister et survivre qu'à condition de ne pas s'engager directement dans la réalité. (La Méduse est la mort dans les yeux). Le réel est cet espèce de chaos qui nous entoure - l'espace infini, tout ce qui pour nous est dépassement radical de notre finitude, cet infini-là nous met en situation de défense

" On ne peut que s'y référer de manière indirecte, différée, " métaphoriquement " en lui donnant différents sens que Blumenberg se propose justement de déchiffrer. L'idéal de la voie droite, celle du concept ne répond pas à ce qu'il appelle le " monde de la vie ". La métaphore désigne par contre et de façon générale, une façon de dire une chose en détournant un mot ou une expression de son sens habituel (de " parler d'une chose en parlant d'une autre "). Tout langage est écart de langage " disait Beckett.

Pour le philosophe, face justement au vide anxiogène du monde, la rhétorique par ses figures ou " tropes " (métaphore, métonymie, synecdoque,) est la création d'un " espace de manœuvre " face au réel. (Pour exemple, la prière est une rhétorique comme moyen de persuader Dieu). L'homme séjourne dans la médiation afin de rendre sa vie sensée. Loin de trouver dans les métaphores une révélation d'une invisibilité constitutive, les métaphores, forment comme un écran devant le chaos qui risque de nous engloutir, et permettent à l'homme d'évoluer intellectuellement dans un univers de sens qu'il a lui-même créé. Sa capacité à forger des métaphores est un mécanisme décisif des divers " jeux de langage " qui permettent à la fois de décrire de façon parlante et imagée un élément précis dans son contexte " vivant ", et d'introduire également de la nouveauté dans le langage. Blumenberg inscrit l'homme comme ANIMAL SYMBOLISANT métaphore, mythe et science même seront vus comme autant de " techniques " de mise à distance de la réalité.

Ainsi le monde qui, par son caractère infini semblait inaccessible, peut être approché, ce qui, du même coup, amoindrit l'angoisse de notre incapacité à le poser comme une objectivité stable et manipulable. Aristote avait d'ailleurs énuméré les usages poétiques de la métaphore : illustration qui vise à donner d'une idée ou d'un sentiment une forme frappante et vivante, par exemple un effet de surprise ; plaisir intellectuel et fonction de connaissance qui " montrent " des rapports ,des analogies des ressemblances inattendues.



"La terreur qui a retrouvé la voie du langage est déjà supportée"). L'art, le mythe, la religion, l'ensemble des médiations symboliques ont, pour Blumenberg, répondu à une nécessité vitale, au même titre que la construction d'outils et que les premiers mouvements humains de recherche d'un " refuge " pour une vie quotidienne protégée, et notamment : de fuite vers les cavernes.

Le texte sur " l'approche anthropologique de la rhétorique" souligne cette volonté de placer la métaphore au niveau d'un " existential ", pour parler comme Heidegger : " Le rapport humain à la réalité est indirect, embarrassé, hésitant, sélectif et avant tout "métaphorique"". L'activité qui consiste à déplacer des propriétés d'un objet à un autre, à parler d'une chose mieux connue pour parler d'une autre, moins connue, à nommer ce qu'on ne connaît pas ou ce dont on craint de (ne pas pouvoir) parler à partir de noms déjà en circulation n'est pas une activité subalterne, décorative; elle participe d'un travail de l'intelligence dont participent aussi bien le mythe que la science, la création poétique que l'appréhension philosophique du monde.

La théorie blumenbergienne de la culture sera ainsi une anthropologie des procédures de "défense" contre des menaces possibles, éventuellement imaginaires, contre "l'absolutisme de la réalité". Cette approche invite à réhabiliter des éléments traditionnellement subordonnés par la métaphysique à la présence pleine et univoque du sens, ou " mal vus " par certaines formes de rationalisme philosophique, sans pour autant renoncer à l'orientation fondamentalement " élucidatrice " de la philosophie .Jean Claude Monod. Hans Blumenberg .Beli n.Chap1.Impulsions Théoriques.(c'est moi qui souligne).

Surtout, en se projetant vers l'inconnu, toute métaphore donne à penser en présentant des totalités que la pensée scientifique ne peut embrasser mais qu'elle ne cessera par suite d'expliciter par des lois et des chaines causales. Selon Blumenberg, il y a ainsi des choses qui dépassent l'expérience mais dont on doit pourtant parler, et dans ce cas le recours à la métaphore est indispensable. Blumenberg parle alors de " métaphores absolues ", qui ne se laissent pas " résorber " en concepts mais qui les suscitent ; elles sont aussi pragmatiques, donnent un cadre pratique, définissent des orientations fondamentales :

Les métaphores absolues " donnent au monde une structure, représentent le tout de la réalité, que l'on ne peut jamais connaître par expérience mais que l'on ne peut jamais ignorer non plus ...

" Elles indiquent donc au regard historique les certitudes, les conjectures, les jugements de valeur fondamentaux et porteurs à partir desquels se sont régulés les attitudes, les attentes, les actions et les omissions, les espérances et les déceptions, les intérêts et l'indifférence d'une époque ".

On parle ainsi communément de la " Cité " dont il faut découvrir les " lois ", du Cosmos semblable à une horloge dont il faut alors dégager le " mécanisme ", ou de l'Univers, comme d'un corps en expansion, corps dont l'origine serait analogue à une explosion, un " BIG BANG ". Les cosmologies ont ainsi une base métaphorique. Peut-être, après tout, dans la ligne de Nietzsche, la philosophie, pour sa part, est-elle l'invention de jeux de langage inédits,(concepts et métaphores),propres à offrir de " nouvelles possibilités de vie. " ainsi la métaphore du Monde comme livre à déchiffrer, à laquelle Blumenberg a consacré un livre entier, ( La Lisibilité du monde).

En matière d'illustration, Blumenberg va développer toute une réflexion à partir de l'image de la Caverne que Platon a introduit en philosophie, et dont il souligne la richesse et les raisons du succès : récit complexe qui unifie sous une métaphore les expériences fondatrices de la philosophie, permet des niveaux de lectures variés à déchiffrer et comporte un tragique, celui du philosophe dans ses rapports à la cîté (mort de socrate).

Surtout le récit déploie, grâce à cette image première, une série d'autres métaphores tout aussi puissantes, autour de la lumière, image de la vérité ; vérité qui aveugle et " méduse ", comme celle brutale du soleil ; mécanisme optique et " théâtres d'ombre " de l'illusion manipulées par d'invisibles marionnettistes, obscurité de l'opinion ; labyrinthe de la démarche libératrice et du parcours philosophique. Le langage commun et le langage philosophique ou scientifique ont souvent recours à un noyau métaphorique identique : du banal " c'est éclairant " à " l'éclaircie " ou la " clairière " de Heidegger, jusqu'au " trou noir " de nos astrophysiciens ". D'où la nécessité d'un retour réflexif sur ces métaphores " déjà-là ", dont on peut se demander dans quelle mesure elles sont spontanées, où s'il s'agit de traces, de sédiments (autre métaphore !...) d'une histoire et d'une culture déterminées. Blumenberg cherchera à montrer qu'il existe bien des permanences : le monde vécu conserve sa structure anthropologique qui nous contraint à des choix.

" Les métaphores, écrira encore Blumenberg, sont en ce sens les fossiles d'une couche archaïque du processus de la curiosité théorique". La curiosité s'aventure dans l'inconnu en tâtonnant, elle donne des noms provisoires, à partir de ce qu'elle connaît déjà, à ce qu'elle découvre à peine et qu'elle éprouve d'abord quelque embarras à décrire avec précision, dans toute la clarté de déterminations qui n'apparaîtront que peu à peu. "

L'histoire des idées et des images que retrace l'auteur montre qu'il y a ainsi diverses conceptions anthropologiques du réel, " horizons historiques de la compréhension du monde " ce qui rend l'histoire humaine intéressante à appréhender. Le mouvement des idées se détache sur un plan d'évolution plus lente des mots et des images. Il y a des seuils historiques à repérer, des " époques " de transition à approfondir, il existe un principe d'inertie culturelle où les formes survivent à leurs déterminations matérielles (ce qu'avait montré par ailleurs Warburg par le concept de survivance) : la métaphore de la lumière se développe alors en plusieurs niveaux de " visibilité "et subit les vissicitudes d'une histoire.


" Cependant, si Hans Blumenberg y a consacré une de ses premières études de " métaphorologie " (" La lumière comme métaphore de la vérité "), c'est plutôt parce que cette métaphore, qui traverse l'histoire de la philosophie, " se transforme " et qu'à travers elle on peut saisir des changements dans les " horizons historiques de la compréhension du monde ", comme dit Blumenberg. Ainsi, dans la métaphysique grecque, la lumière de l'être est à contempler, à admirer par un homme connaissant qui est essentiellement theoretikos, contemplateur de ce qui se déploie devant lui, et d'abord : du Ciel. L'ignorance peut être pensée alors comme privation d'une lumière " naturelle " mais perdue (c'est l'image de la caverne de Platon), privation qui n'est pas imputable à l'être mais aux déficiences humaines (à la chute dans le corps, selon Platon et toute une tradition néoplatonicienne chrétienne) ; un processus d'éducation, de paideia, est nécessaire pour " retrouver " le jour authentique où les choses apparaissent en pleine lumière : la métaphorique de la lumière se développe alors en plusieurs niveaux de " visibilité ", avec la métaphore de l'œil de l'esprit qui " voit " les idées



. Dans l'épistémologie moderne, en revanche, la confiance envers ce qui se montre fait place à l'idée que l'attention doit être " dirigée ", qu'il faut démêler le vrai de l'erreur par un travail, précisément, d'orientation de la lumière vers les points obscurs. Blumenberg cite ici Bacon et Descartes comme fondateurs de l'idée moderne de " méthode ", pour laquelle " le donné ne se tient plus dans la lumière, mais il doit être éclairé sous un aspect déterminé ". On voit ainsi comment la nouvelle idée de la vérité comme objectivation implique l'activité d'un sujet, le " libre choix " d'une " perspective " détermine maintenant le concept de vision. D'autres évolutions sont encore à prendre à compte, qui engagent la compréhension des cycles de la lumière naturelle, du jour et du soleil : lumière et obscurité sont prises dans une approche cosmologique et physique historiquement évolutive, liée à des systèmes scientifiques d'explication des mouvements des astres ou de l'optique. Ainsi, la métaphore de la vérité comme lever de soleil n'aura pas le même sens chez Giordano Bruno et plus tard, au siècle des Lumières : l'apparition de la vérité garde, chez Bruno, à l'arrière-plan, l'idée d'une cyclicité, d'une suite d'alternances de jours et de nuits ; le lever de soleil de la vérité n'est pas encore porteur, ici, de la représentation d'un avènement de la lumière qui chasserait définitivement l'obscurité et son équivalent social, l'obscurantisme. L'idée des Lumières (Aufklärung) fait de l'Aufklärer (l'homme des Lumières) un " acteur " de l'Aufklärung, quelqu'un " qui propage les Lumières ", par où la lumière rentre dans le domaine des choses à accomplir. Elle cesse d'être vue comme simplement " naturelle " : il faut éclairer la nature elle-même, " la vérité ne se montre pas, elle doit être montrée ". Où l'on voit qu'il y a aussi un arrière-plan technique à l'histoire de cette métaphore : la lumière n'a pas la même valeur métaphorique dans un monde où l'on dispose de l'éclairage électrique, et dans un monde historique où la lumière est toujours celle de la flamme ou de la lampe à huile. Il faudrait suivre, dans une certaine " critique de la modernité " qu'on trouve même, en un sens, chez Foucault, la façon dont la visibilité, l'exposition à la lumière, cesse d'être une garantie de vérité ou de liberté, pour devenir la modalité même du contrôle, d'une " optique contrainte ", comme dit Blumenberg. Cet article de 1957 finit sur une description critique de l'organisation du visible dans un système d'optique contrainte, d'" éclairage " entièrement technique, qui caractériserait la modernité tardive. Mais Blumenberg s'intéresse aussi, dans les Paradigmes, à l'idée d'une " puissance " intrinsèque de la vérité, d'une force qui s'impose d'elle-même : là aussi, les philosophes ne font parfois qu'expliciter conceptuellement, dans leurs " conceptions " de la vérité, des métaphores déjà à l'œuvre dans le langage commun ou reçues de la tradition. Il arrive cependant que des métaphoriques différentes entrent en conflit : la lumière progressive de la vérité scientifique, qui laisse toujours subsister des ombres et se présente, depuis Bacon au moins, comme " fille du temps ", ne s'oppose-t-elle pas à " l'illumination " immédiate de la Révélation ? L'histoire de la réception de la métaphore et de la métaphysique de la lumière telle que le néo-platonisme la transmet au christianisme est un épisode très important et complexe, à cet égard. Il faudrait encore y ajouter la métaphore du monde comme livre à déchiffrer, à laquelle Blumenberg a consacré un livre entier, récemment traduit aux éditions du Cerf ( La Lisibilité du monde ) ".J.Cl.Monod : Entretien. La Métaphore En Philosophie.Mag.Philo.

Les oeuvres picturales reproduites ici appartiennent au peintre allemand ANSELM KIEFER