Libre-échange transatlantique: l'UE à la rame
- Quel est l’enjeu d’un accord de libre-échange ?
La grande majorité des États européens, contrairement à une idée reçue, ont toujours été demandeurs d’un accord de libre-échange transatlantique, à la différence des États-Unis, beaucoup plus protectionnistes. Mais depuis les années 90, les droits de douane ont considérablement diminué des deux côtés de l’Atlantique (4 % en moyenne, avec des pics dans le textile ou certains produits agricoles) et l’unilatéralisme américain en matière de rétorsions commerciales (ils décidaient seuls des bonnes pratiques commerciales) n’est plus qu’un souvenir avec la mise en place de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La crise économique aidant, les réticences américaines se sont envolées. « Rien qu’en éliminant les tarifs, les exportations américaines vers l’UE pourraient s’accroître de 17% », calcule le sénateur démocrate Max Baucus, président de la commission des finances (qui supervise le commerce). Côté européen, on est tout aussi optimiste : la Commission estime qu’une libéralisation totale des échanges permettra de dégager un surplus de croissance pour l’Union de 0,5% du PIB.
Vu la faiblesse des droits de douane, le cœur de la négociation portera en réalité sur l’harmonisation des réglementations. Ce sont leurs différences qui s’opposent, à l’heure actuelle, à une libre circulation totale (ce qu’on appelle obstacles non quantitatifs). L’idée américaine va bien au-delà d’une harmonisation transatlantique : il s’agit d’élaborer des normes à vocation mondiale qui s’imposeront aux nouveaux acteurs économiques, la Chine au premier chef. Comme le dit Bruce Stokes, du German Marshall Fund, il s’agit de « s’assurer que le capitalisme version occidentale reste la norme mondiale et pas le capitalisme d’État chinois ».
Ainsi, parallèlement à l’accord de libre-échange avec l’Union, les États-Unis négocient avec leurs partenaires du Pacifique (Trans-Pacific Partnership). Mais, bien entendu, dans l’idée américaine, il s’agit d’adopter leurs normes, pas celle des Européens jugées trop contraignantes. « L’Europe est un créateur de normes très puissant, beaucoup plus que les Américains », souligne-t-on à l’Élysée. « Si on fait un compromis, et il y a un compromis, c’est celui qui a les normes les plus ambitieuses qui sera perdant », ajoute un haut fonctionnaire communautaire.
- Quels sont les pays européens qui sont opposés à cet accord ?
Officiellement, aucun. Chacun a trop peur d’être désigné comme un « ennemi » des États-Unis avec les risques de rétorsions commerciales que cela comporte. En clair, en proposant directement un accord de libre-échange aux États-Unis, sans consulter préalablement les États, la Commission savait qu’ensuite plus personne ne pourrait s’y opposer. La France, le pays qui a traditionnellement le plus de réserves, s’est donc retrouvée pris au piège : « nous ne sommes pas en position de bloquer quoi que ce soit », reconnaît-on au sein du gouvernement français : « la négociation est déjà lancée puisqu’Obama a donné son feu vert dans son discours de février sur l’État de l’Union ». « De plus, nous avons consulté nos entreprises et elles sont très demandeuses », ajoute-t-on à Paris.
Néanmoins, la France a des « lignes rouges » : elle refuse que l’exception culturelle soit dans le mandat de négociation qui va encadrer la Commission, tout comme les marchés publics dans le domaine de la défense ou encore les normes sanitaires et environnementales les plus importantes. D’autres pays, comme l’Italie, s’inquiètent aussi du sort des appellations d’origine géographique (style un « parmesan » américain).
Pour la Commission, « si on commence à exclure tel ou tel domaine, les Américains vont faire de même. Si on la joue défensive, on n’en sortira pas. On ne peut pas nous demander de conduire une formule 1 en nous coupant un bras » ! La Commission réclame un minimum de « confiance » des États membres : « on ne bradera pas l’exception culturelle ou nos normes ». Mais voilà, la France, et elle n’est pas la seule, a quelques doutes : « la Commission est d’une rare naïveté si elle croit que les Américains sont prêts à tout négocier », dit-on à l’Élysée. Même si l’administration Obama fait des concessions, le Congrès, qui doit donner son accord quasiment à chaque étape, veillera au respect de ses propres « lignes rouges ». « Ainsi, jamais ils n’accepteront d’ouvrir les services financiers ou le transport maritime et, surtout, ils ne pourront pas s’engager pour leurs États fédérés, seuls compétents pour les marchés publics ou les services, ou pour leurs agences indépendantes », souligne-t-on à l’Élysée. « Alors que nous, si on ouvre, ça s’appliquera effectivement dans l’ensemble des États membres, la Commission y veillera… » La bataille du mandat s’annonce chaude, mais brève : la Commission compte bien le faire adopter par les États membres (à l’unanimité ou à la majorité qualifiée, juridiquement ça n’est pas clair) d’ici le mois de juillet.
- Que veulent les Américains ?
Les Etats-Unis espèrent bien se « payer les Européens ». A Washington, on estime que l’Union, affaiblie par sa crise de l’euro et ses crises d’austérité, aurait grand besoin de cet accord pour se relancer et serait donc prête au compromis. Barack Obama lui-même a repris l’argument : « Je pense (que les Européens) ont plus faim d’un accord qu’ils ne l’ont été par le passé » a-t-il plaidé le 12 mars. « Ce qui a changé, je pense, est la reconnaissance à travers toute l’Europe qu’ils ont du mal à trouver une recette de croissance pour le moment ». Le président américain s’attend aussi à une « pression de plus de pays de l’autre côté de l’Atlantique » pour parvenir à un accord. L’idée, à Washington, est que les Américains vont négocier avec les libres échangistes convaincus de la Commission, soutenus par les Allemands ou les Britanniques, et qu’ensuite ils feront pression sur leurs amis français pour qu’ils acceptent le compromis. Karel De Gucht, le commissaire au commerce, clame d’ores et déjà que « la France est isolée ».
Les Américains sont, en tout cas, décidés à obtenir le maximum y compris dans le domaine des normes sanitaires et phytosanitaires. Ils veulent ainsi ouvrir tout grand le marché intérieur européen à leurs produits actuellement interdits de séjour, des OGM au bœuf aux hormones en passant par la viande à la ractopamine ou le poulet à la chlorine. Pour le sénateur démocrate Max Baucus «les produits des ranchers et fermiers américains sont les meilleurs au monde ». Demetrios Marantis, le responsable américain du commerce, réclame donc des « standards internationaux scientifiques », par opposition à ceux de l’Union jugés « non scientifiques » par le Congrès, et s’engage à « permettre plus d’exportations des produits cultivés et élevés en Amérique ».
Si la Commission jure ses grands Dieux qu’elle ne cèdera rien, elle est en réalité prête à céder beaucoup. Un responsable de l’exécutif européen s’interroge ainsi devant Libération : « on peut se demander si le délai d’usage de 3 ans avant d’autoriser l’importation d’un OGM, ça n’est pas trop long »... De même, la Commission vient d’autoriser la pratique américaine consistant à nettoyer les carcasses de porc à l’acide lactique, avant même le début des négociations : « comme ça, on se met en position de rouvrir le marché américain à notre viande bovine toujours interdite pour cause de vache folle », poursuit cette même source. La Commission sait parfaitement qu’il sera très difficile à un État de s’opposer à ces reculs puisque l’accord final sera global. Qui osera alors le faire capoter pour sauver quelques normes sanitaires ou environnementales ?
- Barroso joue-t-il une carte personnelle ?
« C’est la Commission qui a été cherché cet accord avec les États-Unis », souligne-t-on à Paris, avec l’espoir d’aboutir avant la fin du mandat de Barroso, en novembre 2014. Pourquoi maintenant, pourquoi aussi vite, alors que les enjeux sont particulièrement lourds pour l’avenir du modèle européen ? Des questions qui font naître quelques doutes sur la pureté des intentions du président de la Commission. « Pour des raisons d’ambitions personnelles, il donne des gages aux États-Unis », décrypte un diplomate européen. « Que l’accord voit le jour ou non, il aura montré qu’il est un fidèle allié sur qui on peut compter, lui qui a accueilli le sommet des Açores en 2003 au cours duquel Bush a déclaré la guerre à l’Irak, et il pourra espérer une juste récompense ».
Que veut donc Barroso ? À Lisbonne, on estime qu’il vise soit le secrétariat général de l’ONU, soit celui de l’OTAN. Il a ainsi mis en place un dispositif diplomatique aux États-Unis pour assurer sa promotion : son chef de cabinet, José Vale de Almeida, a été nommé ambassadeur de l’UE à Washington et le gouvernement portugais, de sa couleur politique, a envoyé deux de ses très proches aux États-Unis, Nuno Brito, ambassadeur du Portugal à Washington, et Alvaro Mendonça e Moura à l’ONU.
Cela étant, le succès est loin d’être assuré. Si les États n’ont pas le courage de s’opposer à un accord qui bradera une partie de l’acquis européen, les opinions publiques pourraient le faire à leur place, comme l’a montré le rejet par le Parlement européen, le 4 juillet 2012, de l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACTA) parce qu’il ne respectait pas les droits fondamentaux. « La Commission a tort de sous-estimer le rejet que pourrait susciter un accord qui ferait la part belle aux intérêts américains », prévient-on à Paris. « En voulant passer en force, elle prend le risque de gâcher ce qui pourrait être une bonne idée à condition de ne pas ignorer la société civile et le Parlement européen ». À Washington, on reconnaît que le chemin pourrait être long. Obama l’optimiste l’a rappelé: « Ce sera un gros boulot ».