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Serge Simon, LA MELEE (critique)

Par Topolivres

 

topolivres a vécu (et lu) La Mêlée
de rugby selon Serge Simon

    Au football, on sait lorsqu'un joueur "traverse" le ballon. C'est qu'il vient d'ajuster une frappe enveloppée d'un humus de défiance conquérante, engageant corps et esprit en un seul geste. En matière de rugby, on peut désormais "traverser" la redoutable mêlée. Serge Simon l'a anatomisée dans un ouvrage éponyme exceptionnel : La Mêlée.
Les amateurs avaient déjà appris par coeur son désopilant Dictionnaire absurde du Rugby dont le second tome atterrit en librairie ces jours-ci. Ils ne doutent plus désormais que ce diable malicieux de Serge Simon apprécie autant le juste lexique que le bon geste, comme le démontrent les notes brillantes, bien souvent à rebrousse-poil, que l'auteur affiche sur les pages de son blog.


Au-delà du strip-mêlée opéré dans ce livre par ce médecin, écrivain, chroniqueur, grand International, qui connaît les lois organiques à la lettre de son rugby, La Mêlée frappe fort son lecteur. En plus des joueurs qu'elle casse en 8, Serge Simon dessine tous les acteurs de La Mêlée abrasifs et perméables, si proches de la métamorphose totale d'eux-mêmes qu'un Kafka les aurait adoubés, lui qui détestait pourtant si fort les sports adulés par son propre père. Le seul championnat que l'écrivain praguois ait jamais plébiscité était celui de la faim, autrement dit celui du désir et de sa perte, puis du désir et de sa perte... Les mécanismes décrits par Serge Simon dans sa radiographie de La Mêlée s'apparentent à l'inquiétante étrangeté de la métamorphose humaine, une question déjà soulevée, en son temps, par Franz Kafka.
Rappelez-vous votre stupeur la première fois que vous avez surpris une mêlée, son époustouflant potentiel humain, bien trop charnel pour notre époque de virtualités. La Mêlée, trop humaine, non pas surhumaine. Le "mental", comme aiment à le nommer les commentateurs sportifs, dans l'exercice de La Mêlée, c'est son intelligence et sa puissance de dilatation, sa volonté effrénée de pénétration sur le terrain. Tout ce qui forme à chaque reprise la preuve de ce que peut la force de détermination humaine.
Ce que l'on entrevoit aussi dans le livre de Serge Simon, c'est la puissance et le mystère, la violence assumée de La Mêlée. Ouverte ou fermée, close sur des corps enfoncés et, dans le même instant, libérés de leur sens de gravité raisonné.
De quel matériau sont faites les oeuvres littéraires qui disent un sport sans le trahir ? Certainement de l'expérience singulière de leur auteur, de ses talents multiples et d'un art poétique rare. Car décrire si frontalement une passion sportive, c'est s'en distancer avec une sauvagerie d'artiste. C'est aussi, dans le cas présent, faire preuve d'empathie et soulever un coin de la mêlée, même si elle préférera toujours l'opacité : tirer une couverture enfantine sur soi, réinventer derrière la paroi d'une caverne charnelle la forme tortueuse de l'humanité prosaïque dans le combat joyeux et guerrier qu'elle livre pour sa survie, au sein d'une pure séquence de jeu.
Serge Simon ne révèle pas les rituels sacrés et les règles implicites. En existe-t-il seulement que l'on puisse délivrer sans les pratiquer - mais il énonce le sentiment intime de sa mêlée. C'est beaucoup car c'est vraisemblablement sa chair, sa sueur et son âme, qu'il emmêle dans ce texte.
Nombreux furent les commentateurs lors de la dernière Coupe du monde de Rugby à songer que la technicité optique allait bientôt permettre de connaître en temps et en heure ce qui se tramait sous la carapace archaïsante de la mêlée. Or il n'y a pas de temps au sein de la mêlée, sinon un temps hors de toute contingence. Voyez les hors temps de l'amour, de l'enfermement et de l'ivresse. Ces trois émotions structurent aussi la mêlée, organisme vivant, dont la puissance sans cesse entravée demeure un modèle stratégique pour les observateurs de la nature humaine, qu'ils soient proches de Clausewitz ou de Kafka.
Innombrable et ténue, elliptique et sauvage, rompue de masse musculaire et d'individus aux singularités prononcées, La Mêlée est un monde en lévitation enraciné dans la tourbe du stade.
Avant La Mêlée, Serge Simon décrit ce qu'il voit : "Le vestiaire s'est déjà tellement éloigné de nous. Six minutes que l'on est sortis de sa nuit. Cette nuit chaude où les silences épicés habitent les cris et les coups. Six minutes de lumière, de foules et toujours rien. Un ciel incertain avec des oiseaux que je ne connais pas. Des arbres qui plient leur fragilité en une vibration lumineuse. Une tribune qui dort comme un vieux chien".
Pendant La Mêlée, Serge Simon écrit ce qu'il sent : "Dans cette fraction de seconde, toutes les mains se ferment un peu plus. Le sang a été chassé de tous les doigts. Tous les maillots et les shorts se tendent à s'en déchirer. Les dernières hésitations de nos vies bancales ont été chassées par le souffle de la mêlée. Sans en avoir conscience, je dois fermer les yeux une fraction de seconde par plaisir. Un sourire se pose et repart. Plonger vite et fort mais plonger ensemble. Ecartons-nous, perdons cette unité pierreuse et aussitôt le navire fera eau de toute part. L'impact doit être franc et tendu. Chaque impact a son chant. Les plus beaux impacts sont ceux qui ont un chant métallique. Pas celui d'épées qui se croisent, mais celui d'une enclume qui choit.
Et nous voilà partis vers l'autre monde. Celui de l'obscurité et des certitudes silencieuses. Ce vertige de la chute me saoule à chaque fois. Coulé dans le bloc des autres, je suis si contraint que m'inonde un sentiment de liberté absolue. Se perdre de vue dans l'autre. Se perdre tout court. Semer cet ennemi trop personnel
".
Après La Mêlée, Serge Simon décrit ce qui lui reste : "Je suis immobile. Je ferme les yeux. J'avale ma salive difficilement. Le bruit de mon coeur résonne à nouveau. J'ai froid. Le monde paraît si seul".

Odeurs et sons, La Mêlée selon Serge Simon est parfaitement dispensable de dialogues. Elle est sans paroles, exactement comme un film muet, profondément dramaturgique et souvent corrosive. La Mêlée, parfait accident vital. On rêve d'une adaptation cinématographique, avec pour seuls sons, les corps et la voix, off, de l'auteur.
Dans ce poème en prose rédigé entièrement à la première personne - dont je ne connais pas d'équivalent -, Serge Simon restitue l'émotion de la mêlée humaine et ose tenter une vision en profondeur, devenant lui-même le voyeur absolu de son propre jeu. C'est un pari réussi, un match gagné. A l'avenir, l'auteur saura à coup sûr transformer cette expérience humaine sur tous les supports qu'il se choisira. Il a entrepris ce qu'il nomme des "Contraintes" dont l'ouvrage donne quelques exemples de représentations binaires, noires et blanches, fortement pigmentées. Jamais le pinceau, le couteau ou le pied ne se relèvent, totalement incorporés à la toile, ne fuyant pas le chaos.
Ces premières esquisses évoquent une fraternité d'esprit avec les toiles de Louis Soutter (1871-1942), artiste suisse épris de jazz et violoniste émérite, lequel après son exode aux Etats-Unis, acheva sa vie en asile psychiatrique. Qu'importe d'ailleurs, son oeuvre est saisissante.
Soutter dessinait des regroupements humains énigmatiques et solidaires où, bien souvent, flottait un ovale orangé. Indistinctement, soleil ou ballon de rugby, la forme ovale y irradiait une force lumineuse.
Ecouter l'entretien avec Serge Simon réalisé mercredi 19 mars au Lecteur Studio SNCF :
Isabelle Rabineau
Louis Soutter, Souplesse

Louis Soutter, Souplesse (1939)


Serge Simon
La Mêlée
Ed. Prolongations 2008
11 euros

Serge Simon, LA MELEE (critique)
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