Samedi prochain, pendant que vous serez, comme moi, en train de vous vautrer dans vos activités insupportablement banales, des gens agiront pour le monde, pour corriger les torts des uns et les méchancetés des autres, pour qu’enfin soient reconnus et respectés les droits de cette minorité trop facilement oppressée : les végétariens. Et les végétaliens. Oh là, j’allais les oublier. C’est important, les végétaliens.
Car oui, ce samedi sera organisée la première Veggie Pride Internationale à Genève qui est un peu comme la biennale des Collectionneurs de Bougies Parfumées de Morteaux-Coulibœuf, toutes proportions gardées bien sûr (on parle tout de même de LA biennale des Collectionneurs de Bougies Parfumées de Morteaux-Coulibœuf, hein) : cette nouvelle Veggie Pride Internationale de Genève sera l’événement immanquable pour tous les collectionneurs de légumes. Heu. Pardon non je veux dire pour tous les gens qui militent contre le mangeage d’animaux.
Attention ici, je ne veux pas laisser croire à mes lecteurs habituels que j’aurais un quelconque grief contre les végétariens, végétaliens et autres insectivores, tenants du pescétarisme ou joyeux troubadours du lacto-végétarisme, non. Il y a bien quelque chose d’aimable dans le combat que ces gens mènent lorsqu’ils réclament la fin des mauvais traitements faits aux animaux : qui peut, décemment, supporter que les vaches, cochons, moutons et autres sauterelles soient maltraités avant d’être mangés De ce point de vue, et j’expliquais mon positionnement dans un précédent billet, il me paraît essentiel de rappeler que l’on ne peut aspirer à former des humains meilleurs, plus sujets à l’empathie envers leurs semblables s’ils ne sont pas même capables de ressentir des émotions basiques pour des êtres basiques.
Et puis après tout, si certains ont une conviction chevillée au corps, et même si ce dernier s’amenuise à cause de cette conviction, peu importe là aussi : chacun a le droit, unilatéral et non négociable de trier dans son assiette, de choisir d’évincer certains types d’aliments comme les betteraves (c’est dégueulasse, la betterave), les bettes filandreuses ou même l’entrecôte, pourquoi pas. Puisqu’il est indéniable que notre corps nous appartient, on peut sans mal admettre que la nourriture qu’on y insère au niveau de la bouche fait immédiatement partie de notre corps et qu’on a donc tous les droits dès lors qu’elle parvient là. Par convention sociale pratique, on admettra que ce droit s’étend au-delà des lèvres, au-delà même de la fourchette pour aller, en gros, jusqu’à l’assiette. Dès lors, l’individu qui choisit le végétarisme, le végétalisme ou le pizzisme (qui consiste à ne se nourrir que de pizzas) n’a pas à être entravé dans son choix.
Cependant, il faut aussi rappeler qu’au-delà de ce charmant message d’empathie des humains vers les petites bestioles qui participent à notre bol alimentaire, nos amis entendent aussi donner des droits aux animaux, et, de fil en aiguille, imposer petit-à-petit que l’humanité se passe complètement de chair animale (puis de lait, puis d’œufs, je suppose) au motif que les manger enfreint leurs nouveaux droits, et — pire — que cela impacte fort négativement l’environnement. Eh oui : regardez sur cette diapo, ici et là, vous pouvez voir un groupe de castors qui mange des arbres et sur la diapo suivante, les castors ont été mangés et les arbres sont encore là. Conclusions : sauvez un arbre, bouffez un castor. Je… Je m’égare.
Bref. Le végétarisme à titre individuel, ça me va, le militantisme végétarien, je dis : attention !
Et je dis d’autant plus attention qu’à la faveur de cette Veggie Pride Internationale du tonnerre de Dieu, on a pu voir fleurir sur le web et ailleurs quelques articles assez éclairants sur la mentalité qui accompagne bien malheureusement ces joyeux mouvements de viandophobes plus ou moins déclarés. Je passe, bien sûr, sur les billets un tantinet consternants visant à savoir si les végétariens sont plus sexy que les autres, question qui ne m’était pas venue à l’esprit mais qui tarabuste quelques uns (à commencer par les végétariens eux-mêmes, semble-t-il) ; c’est un peu comme savoir si les mangeurs de bulots ou les croqueurs de carottes sont plus sexy que les autres, on voit mal comment cela peut mobiliser les foules. Mais baste.
Plus symptomatique est alors le « débat » soulevé par l’une de ces vibrantes pages du webzine crypto-socialiste Rue89 qui cherche à comprendre pourquoi les gens méchants (qui mangent de tout, viande y compris) discriminent les gens gentils (les végétariens, bien sûr). Et, afin que le message porte bien comme il faut, le terme de « végéphobie » est alors employé dès les premières lignes, pour camper le glauque décor d’une situation qu’on devine insoutenable.
En quelques lignes, l’univers feutré du lecteur, habité à la fine balance éditoriale et la rhétorique chaleureuse qui ont fait la réputation de Rue89, bascule dans l’indicible avec le cas, abominable, de Ophélie (horreur, le prénom n’a même pas été changé) :
Lorsqu’elle était enfant, ses parents, opposés à la souffrance animale dans les abattoirs, ont décidé d’adopter un régime sans viande à la maison. Quand Ophélie a eu 14 ans, ils sont redevenus omnivores, la laissant dans la confusion la plus totale. Elle leur en veut toujours : « On remettait en cause ce que j’étais, alors j’avais du mal à l’assumer socialement avec mes amis. »
Insoutenable. Elle était habituée par ses parents à ne pas manger de viande, puis ses parents changent d’avis, pas elle, et la voilà dans la confusion la plus totale. Évidemment, l’abominable ne s’arrête pas là puisque les gens (qui sont aussi méchants qu’omnivores pour la plupart) font des « blagues à deux balles » qui, finissent par agacer. Et surtout, « ça cache un véritable malaise dans la société française. » Au niveau du vécu. Rapport au végétarisme. Tout ça. Surtout que lorsqu’on compile les exactions menées contre les végétariens, on aboutit à une somme considérable de méchancetés toutes plus méchantes les unes que les autres : des papas qui obtiennent la garde des enfants parce que les mamans sont végétariennes (discrimination !), un commercial qui n’assume pas son végétarisme et se force à manger de la bavette bien saignante en repas d’affaire (discrimination !), une famille sous la pression de la justice parce que ses enfants sont végétaliens (discrimination !). Parce que, comprenez-vous, si les « dérives » existent (oups, des bébés morts), ça ne doit pas servir à guider les gens dans leurs comportements, ni les décisions de justice. N’est-ce-pas.
Et je passe rapidement sur les blagounettes insupportables, horribles, ignobles mêmes, de certains sur twitter tant leur lecture peut soulever le cœur :
On devrait avoir le droit de chasser le végétarien. Mais faudra rester civilisé, y aura des périodes et un permis en règle.
— Gordon Gekko (@SkyZeLimit) 24 novembre 2012
Je m’ennuie. Je vais aller jeter des steaks sur des végétariens.
— Sophie Losophie. (@Nophie__) 9 août 2012
Où va le monde ? Où va-t-il si l’on laisse les gens faire des blagues sur les végétariens comme jadis sur les juifs ou les nains, les blondes ? Il faut, à l’évidence, agir très vite, et l’organisation des végétariens en associations dont les principes de fonctionnement et de médiatisation se rapprochent furieusement des homosexuels ne doit rien au hasard. Après tout, ces derniers ont réussi à pénaliser la blague homosexuelle, les végétariens, avec un peu de lobbying, devraient parvenir à bannir le mot steak du langage courant.
La semaine prochaine, nous étudierons une nouvelle phobie : celle qui s’empare des gens méchants qui ont une dent contre, de façon aussi irrationnelle que compulsive, tous les bisounours qui les entourent et veulent, de façon assez appuyée, les secouer à coup de pied au derche.
La bisounoursophobie, un mal profond de la société française ?