Austérité : un gouvernement qui aime les riches

Publié le 15 mai 2013 par Labreche @labrecheblog

Régulièrement, les sondages d'opinion semblent accréditer l'existence d'un fort soutien des Français pour les politiques d'austérité. En cette période d'explosion du chômage, de précarité généralisée et de stagnation des salaires, les sacrifices du peuple seraient-ils donc consentis ? Un regard plus précis montre au contraire que les plus fortunés, que François Hollande disait en 2006 ne pas aimer, sont ceux qu'il choisit aujourd'hui d'écouter et de satisfaire.

L'indispensable liberté de se tromper

Il n'est pas question ici de revenir réellement sur une analyse de la justification économique des politiques austéritaires, néfastes pour la croissance, et qui infligent aux peuples européens des souffrances inutiles. De fait, le fondement même du fonctionnement démocratique d'une société n'implique pas de la part du peuple une compétence économique. Qui plus est, les aspects économiques ne sont heureusement pas seuls à rentrer en ligne de compte dans les opinions d'un homme ou d'une société tout entière, et toute question, quelles que soient ses implications économiques, n'est jamais purement économique.

On peut estimer, par principe ou pour des raisons éthiques, qu'un budget public doit être en équilibre même si c'est économiquement infondé et inutile. Par ailleurs, de nombreuses raisons peuvent amener les citoyens à favoriser l'austérité parce qu'ils y voient un moyen de défendre leurs intérêts, sans que cela soit indigne. Chacun a le droit de souhaiter voir ses impôts se réduire, ou de croire que l'État et les services publics sont une sphère néfaste. Encore une fois, il n'est nullement ici question de contester le caractère essentiel des libertés démocratiques, et le champ illimité des choix laissés à la Nation dans son ensemble.

Une opinion historiquement portée vers la rigueur


De fait, l'opinion publique s'est déjà par le passé prononcée en faveur de politiques d'austérité, ou de décisions économiquement mauvaises, ou mal ficelées (si vous pensez au traité de Maastricht, c'est normal). Les années 1930, en particulier, furent une période caractérisée, très longtemps, par un fort soutien au paradigme de l'équilibre budgétaire, bien loin de l'image d'un consensus autour du keynésianisme, à travers le New Deal américain et le Front populaire. Voici par exemple ce qu'indiquaient les sondages américains à l'époque (les premiers sondages français ne datent que de 1938 et ne portèrent pas sur des questions économiques jusqu'à l'après-guerre) :

Sondage Gallup, décembre 1935
Pensez-vous nécessaire actuellement d'équilibrer le budget et de commencer à réduire la dette publique ?
Oui : 70 %
Non : 30 %

Sondage Gallup (AIPO), novembre 1936
Pensez-vous nécessaire pour la nouvelle administration d'équilibrer le budget ?
Oui : 65 %
Non : 28 %
Ne se prononce pas : 7 %

L'administration Roosevelt préféra dans un premier temps respecter cette volonté apparemment ancrée dans l'opinion, et ce n'est qu'en changeant de politique qu'elle put, plus tard, atteindre ce que l'on attendait d'elle, c'est-à-dire ouvrir une nouvelle ère de prospérité. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les engagements politiques concernent en général les résultats avant tout, et non les moyens, qui peuvent varier, et que les électeurs peuvent ne pas comprendre ou mal connaître. On peut concevoir que, pour de nombreux citoyens, la question des budgets publics relève d'un problème arithmétique et se résolve avec la même logique que n'importe quelle addition. En un temps où même de supposés spécialiste des politiques économiques le soutiennent, il serait bien malvenu de reprocher aux citoyens de faire fausse route.

Des sondages biaisés

L'opinion est donc en permanence et par nature amenée à faire des choix motivés par des facteurs plus nombreux que la pure analyse économique, et qui de ce seul point de vue peuvent passer pour des erreurs. Il est en revanche légitime de questionner les résultats de sondages abondamment repris et commentés dans la presse, particulièrement dans les titres de droite. Ainsi, récemment, un sondage TCI/Tilder/Opinionway montrait, selon Le Figaro, que 58 % des personnes interrogées « estiment que la rigueur budgétaire, défendue par l'Allemagne en Europe, est plutôt une bonne chose pour l'économie européenne ». D'une certaine façon les Français soutiendraient ainsi Angela Merkel contre François Hollande (en supposant que leurs choix se contredisent, ce qui demeure à prouver).

Mais ce résultat favorable à la rigueur budgétaire ne peut être pris de façon brute. Il est en effet intéressant de se référer au détail de ce sondage, et de connaître la question posée aux personnes sondées, sachant que plus la question est longue, plus les biais peuvent s'y introduire. C'est la raison pour laquelle les sondages les plus clairs sont ceux construits selon une alternative claire, du type « quel candidat préférez-vous ? » ou bien « oui / non ». La marge du « plutôt oui » et « plutôt non » rend déjà tout sondage plus difficile à apprécier. Mais c'est surtout la complexité de la question et l'imprécision des concepts évoqués qui introduit naturellement des biais :

Sondage Tilder/LCI/Opinionway, 2 mai 2013
Diriez-vous que la rigueur budgétaire, défendue par l'Allemagne en Europe, est plutôt une bonne chose ou plutôt une mauvaise chose pour l'économie européenne ?
Plutôt une bonne chose : 58 %
Plutôt une mauvaise chose : 42 %

D'abord, qu'est-ce que la « rigueur » ? L'équilibre budgétaire ? Le respect du pacte de stabilité et de déficits à 3 % du PIB ? Ou le contrôle en volume de la dette ? Puis, qu'est-ce que l'économie européenne ? Quel indicateur faut-il privilégier pour juger de ce qui la sert ou la dessert ? Le taux de chômage ? Le taux de croissance ? Le niveau de la dette publique ? De telles imprécisions influent tout simplement sur les résultats et, ici, tendent à présenter sous un jour favorable, car largement ouvert à l'interprétation, la « rigueur budgétaire ». D'autres sondages ont accentué plus sévèrement encore ces quasi-suggestions, comme le sondage BVA/iTélé du 15 février 2013 : 72 % des personnes interrogées pensaient ainsi que « malgré la crise, la France doit coûte que coûte éviter d'accroître son endettement et son déficit » (notons d'ailleurs que personne ne préconise d'accroître l'endettement et le déficit, mais que les analyses divergent avant tout quant aux moyens à employer pour atteindre la maîtrise de ces variables).

Ces problèmes inhérents à la façon dont certains sondages sont formulés sont d'ailleurs ce qui explique une apparente versatilité de l'opinion, qui serait sans cela plutôt inquiétante. Il y a peu également, deux autres enquêtes françaises concluaient respectivement que 51 % des personnes interrogées estiment que « la France et l'Europe doivent avant tout relancer la croissance, quitte à aggraver les déficits » (YouGov/HuffingtonPost/iTélé), et que 62 % des personnes interrogées souhaitaient un assouplissement de la rigueur budgétaire (Toluna Quicksurveys/Economiematin.fr). Aux États-Unis, alors que certaines enquêtes démontrent le goût de l'électorat, y compris démocrate, pour l'équilibre budgétaire, d'autres montrent le soutien très large de l'opinion pour des projets financés par l'argent public et qui pourraient améliorer les infrastructures ou créer plus d'un million d'emplois. À biais contraires, résultats inversés.

La dette après le chômage, la santé, l'éducation...

Il est un autre type de sondages, plus lourd à organiser, mais dont le résultat est bien plus intéressant en ce qu'il donne une image des priorités politiques privilégiées par les sondés à un moment précis. Pour mieux le comprendre, il faut directement se référer au dernier en date (IFOP/Ouest-France Dimanche, avril 2013).

Une telle enquête présente plusieurs avantages. D'abord, on le comprend, elle évite tout raccourci, au contraire des sondages précédents. Ainsi, ce n'est pas parce que les personnes interrogées affirment soutenir la réduction de la dette publique que cela constitue leur seule obsession, qu'elles sont favorables à l'austérité berlinoise, aux politiques d'ajustement dits « compétitifs », à la réduction des salaires et des droits sociaux. Qui plus est, les priorités, même si la liste est naturellement limitée, permettent aux sondés de mettre en relation des problématiques qui le sont par nature, ce que l'on peut avoir tendance à oublier. Enfin, les thèmes sont précis, on ne parle pas de « politique de rigueur » mais de réduction de la dette publique, par exemple.

Ce classement permet ainsi d'établir une hiérarchie entre des sujets qui isolément sont tous jugés très importants ou importants. On constate ainsi que la première préoccupation des Français est aujourd'hui le chômage, de façon écrsante, et que le maintien du système de santé, le rétablissement de la sécurité sur tout le territoire, l'éducation, la lutte contre la précarité, et le relèvement des salaires, sont des questions qui réunissent la majorité des personnes interrogées, et les préoccupent plus que la réduction de la dette publique. Enfin, l'évolution des résultats de cette enquête, répétée plusieurs fois par an, permet aussi d'examiner l'urgence perçue quant au chômage (la part des « tout à fait prioritaire » étant passée de 59 % en août 2011 à 79 % en avril 2013), tandis que d'autres problématiques sont éclipsées par le contexte économique et social, comme la protection de l'environnement (de 40 % à 29 %).

De ces quelques résultats, on peut donc rapidement conclure deux choses. D'une part, les sondages concluant au soutien des Français à l'austérité sont biaisés et tirent des conclusions faussées voire mensongères. D'autre part, toute politique visant à réduire la dette publique au détriment de la lutte contre le chômage et de la défense du modèle français de solidarité, est (et ce indépendamment de toute considération économique) contraire aux souhaits exprimés par les sondages d'opinion, et manifestement contraire à la volonté d'une vaste majorité de Français. La politique actuelle du gouvernement français ne peut en tout cas se prévaloir de respecter la volonté des Français, ou de s'attacher prioritairement à ses préoccupations, ce qui impliquerait de traiter plus largement du chômage, de la sécurité, de la santé, de la précarité et du pouvoir d'achat que de la dette publique.

L'influence décisive des plus fortunés

Mais conclure à la fracture entre l'opinion publique et la politique gouvernementale n'est pas tout. Car la politique gouvernementale n'est pas hors de toute influence, et nos gouvernants ne décident pas d'aller à contre-courant de la volonté populaire dans le simple but d'enrager les citoyens. Selon le paradigme austéritaire, le gouvernement tient en effet avant tout à rassurer les investisseurs, affirme sa volonté de pratiquer la rigueur pour des raisons de crédibilité, et l'on se souviendra probablement pendant longtemps de la venue de Jean-Marc Ayrault avec une bonne partie du gouvernement à l'université d'été du MEDEF en 2012, une première historique pour un premier ministre français.

Soucieux de montrer son allégeance au patronat et de manifester une sévérité particulière dans sa gestion des politiques publiques, le gouvernement ne méprise pas l'ensemble de l'opinion. Comme le précise une récente étude américaine (Page, Bartels, Seawright 2013), il y a bien une partie clairement identifiable de l'opinion qui perçoit la réduction des déficits publics comme une priorité absolue, supérieure même à la réduction de taux de chômage inédits depuis la Grande Dépression. Cette partie, ce sont les plus fortunés. L'étude se concentre sur l'opinion exprimée par des Américains appartenant en majorité au 1 % le plus riche, et détenant une richesse médiane de 7,5 millions de dollars. De fait il est intéressant de constater que, malgré la différence de pays, la hiérarchie des préoccupations est proche du tableau IFOP cité plus haut (notons qu'aucune étude comparable n'existe en France et la spécificité de cette étude dépasse de loin les « CSP+ » parfois mentionnées par les sondages français).

Les différences liées au contexte national (et la présence ou l'absence de certains thèmes), et aux méthodes de quantification (qui accentuent ici les contrastes), ne bouleversent pas, par exemple, la présence du chômage parmi les principales priorités (84 %  des riches américains contre 79 % de l'ensemble des Français), de la santé comme préoccupation d'une large majorité (57 % des riches américains contre 58 % des Français), ou de l'environnement en fin de tableau (16 % des riches américains contre 29 % des Français).

La principale différence, on l'a compris, vient de l'importance attribuée à la question de la dette publique et de sa réduction. Les Français ne sont que 48 % à en faire une de leurs principales priorités, et la placent en septième position sur douze thèmes dans le questionnaire IFOP. Les riches américains sont 87 % à y voir une priorité essentielle et la placent en tête de leur liste de onze thèmes. Les similitudes que présentent par ailleurs ces études laissent supposer assez aisément une certaine proximité de vue entre riches américains et européens.

La politique d'austérité, qui fait de l'équilibre budgétaire et de la réduction de la dette la première priorité gouvernementale, ne se base donc décidément pas sur l'opinion exprimée par les Français, mais sur celle des riches, du 1 % qui seul voit encore ses revenus grimper en temps de crise et sa richesse s'accroître par rapport au reste de la population, ces mêmes riches dont l'actuel président de la République semblait pourtant ne guère goûter la compagnie il y a quelques temps.

Crédits iconographiques : 1. © Sipa/Lionel Le Saux | 2. © IFOP/Ouest-France | 3. © D.R. | 4. © D.R. | 5. © Page/Bartels/Seawright/American Political Science Association.