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Malgré les apparences, ce billet n'est pas suscité par l'actualité (même si celle-ci l'illustre incontestablement). Il s'agit d'une réflexion qui résulte d'une discussion où l'on m'interrogeait sur cette formule d'impuissance du pouvoir, que j'avais utilisée. Et qu'il a fallu que je développe, alors qu'elle était sortie "comme ça", même si elle est le résultat de ruminations plus anciennes. Le pouvoir est donc impuissant, mais pourquoi ?
D'où vient tout d'abord cette impression de l'impuissance du pouvoir ? L'inefficacité de la lutte contre la crise (cela fait plus de vingt ans qu'on nous explique que "contre le chômage, on a tout essayé" et que "bien sûr, l’État ne peut rien faire"), conjugué à l'incroyable concentration du pouvoir dans une majorité politique, que l'on n'avait pas vue depuis de longues années (présidence, Assemblée, Sénat, 20 régions, 60 % des départements, majorité des communes). Mais la mécanique de la V° République a fait en sorte que quelle que soit la majorité, celle-ci bénéficie des "leviers du pouvoir" pour justement, mettre en œuvre sa politique. Autrement dit, le constat ne vient pas de l'actuelle majorité, et j'avais déjà commencé de le faire avec la précédente.....
Donc, quelles raisons ? Six principales, et une ambivalente.
1/ La subordination du politique à l'économique, qui n'a jamais été aussi accentuée que depuis trois décennies : la dérégulation néo-monétariste des années 1980 a été suivie de la mondialisation des années 1990 et de la financiarisation des années 2000. Le marché devait donner l'équilibre, et le politique était considéré comme gênant l'équilibre provoqué par le marché, et la concurrence. Ce n'est bien sûr pas le marché qui a gagné, mais les maîtres du marché...
2/ Les transferts de compétences à des autorités supranationales : qu'il s'agisse de compétences politiques (comme la prétention d'un droit international qui serait supérieur au droits souverains des États) ou de compétences techniques, devenues simili économiques, à des institutions collectives (OMC). Dans le cas français, le transfert le plus important a bien sûr été conféré à l'Union Européenne, institution qui n'obéit qu'au principe de concurrence, puisqu'elle n'est pas "politique", justement. Elle ignore donc le citoyen et ne s'intéresse qu'au consommateur. Encourageant le piège du low cost.
3/ La décentralisation qui a saucissonné le pouvoir de l’État et provoqué des déficits gigantesques : ainsi, en 2012, le déficit structurel de l’État (central) a baissé de 2%,quand le déficit des collectivités territoriales a augmenté de 5 % . Mais l’État est relativement plus efficace à baisser sa dépense que les CT. Cela fait longtemps que j'exprime mon hostilité à la décentralisation (par exemple ici), miroir aux alouettes qui diffuse des compétences et augmente les coûts (observez ces communautés de communes si dispendieuses, quand on nous expliquait à l'origine qu'elles allaient nous faire bénéficier d'économies d'échelle). Mais ce n'est pas qu'une erreur économique, c'est une erreur politique.
4/ La tyrannie du consensus et de la consultation : pour éviter des conflits, on ne décide plus sans avoir installé des myriades de consultations dans tous les sens, qui ralentissent les décisions et suscitent des stratégies de retardement (Notre Dame des Landes, suivez mon regard).
5/ L'informatisation, ce normographe électronique qui permet de produire du document sans peine, donc de la règle, de la règle et encore de la règle. Pour déposer un permis de construire, il faut désormais venir avec une camionnette, quand c'était un coffre de voiture il y a cinq ans, une brouette il y a dix, un gros cartable il y a vingt et une brave serviette il y a trente. La "normalisation" est ahurissante... et insupportable. Elle est d'abord le résultat de l'informatique, sensée augmenter notre productivité : elle l'a fait partiellement, elle a surtout augmenté notre capacité de production, et n’importe quel agent se doit d'émettre un norme et un formulaire....
6/ La matriciellisation des structures. Quel néologisme, je sais. Cela signifie que face à la "complexification" de la société et de notre environnement, les structures ont réagi par une complexification en miroir. On a instauré des dispositifs matriciels ou en mode projet, au lieu du bon vieux système hiérarchique. Celui-ci avait certes des inconvénients, et notamment celui de ne pas tout voir. Mais il avait des avantages,et notamment celui de ne pas tout voir, et donc de décider. Aujourd'hui, il n'y a plus de "décideur". SI tout le monde décide, personne n'est responsable de la décision, ce qui renforce,plus que jamais, le poids des lobbies. Regardez l'affaire de ce soir, tous ont participé à la décision (club, ligue, mairie, préfecture), aucun n'est responsable. Posez la question autour de vous, dans vos structures professionnelles : plus personne ne décide, et plus personne n'accepte d'ailleurs de décision. Les décisions, quand elles arrivent, sont le produit de la structure (rarement dynamisant) ou de l'extérieur (actionnaires ou concurrents, ou créanciers).
7/ Enfin, la perte de la puissance politique n'est pas simplement le résultat de l'individualisation des sociétés, comme je l'avais pensé initialement. Cette dernière est aussi le résultat de l'impuissance politique. Après, ne soyez pas surpris si les citoyens s'en fichent. Qu'ils votent ou pas cela n'a plus aucune importance. Et le discours officiel sur "la politique" ou "l'économie" n'intéresse pas M. toutlemonde. Ma santé, mes vacances ou mon boulot comptent plus que l'espace commun et la chose publique (ce qu'on appelle de cette expression technocrate et prétentieuse, inventée par des sociologues en mal de jargon : le "vivre-ensemble").
Cette impuissance du pouvoir, associé avec notre modèle politique occidental (que nous baptisons avec emphase de démocratie), explique pourquoi les autres, les orientaux, n'en veulent pas. Les révoltes arabes ne demandaient pas "plus de démocratie". Les pouvoirs proche- ou moyen- orientaux ne souhaitent pas "plus de démocratie", car ils la trouvent inefficace.
L'inefficacité est aujourd'hui une source de délégitimation. Impuissant, le pouvoir perd sa légitimité.
O. Kempf