Depuis une dizaine d'années le runet (Internet russe) a pris un tournant majeur : multiplication fulgurante du nombre d'internautes et montée de l'opposition politique et citoyenne. Internet permet à la presse de trouver une place indépendante aux côtés des médias traditionnels, majoritairement contrôlés par l'État. Jusqu'à présent négligé, le web devient au fur et à mesure une menace pour le Kremlin.
La plupart des médias traditionnels en Russie demeurent complètement muselés par le pouvoir. La presse écrite et la radio sont majoritairement détenues par des oligarques proches du Kremlin. La télévision – principale source d'information de la population – est contrôlée par l'Etat. De ce fait, le débat citoyen et politique se glisse vers la sphère Internet. Le web reste pour le moment une zone qui échappe à la surveillance des pouvoirs russes. Julien Nocetti, chercheur spécialiste des implications du web en Russie ajoute que "la liberté de ton en ligne est grande ; il n’y a qu’à voir l’ampleur de la dérision autour des figures politiques".
Les dernières élections législatives et présidentielles sont la preuve que la contestation a désormais une voix. Internet apparaît comme une chance pour l'opposition et les médias indépendants de s'exprimer. Lors des dernières manifestations, plusieurs cameramen étaient présents, non pas pour la télévision mais pour alimenter les sites d'information. Le célèbre blogueur Alexeï Navalny, un des principaux opposants au pouvoir, est une figure emblématique du runet. Il dirige les sites les plus consultés par les contestataires russes: navalny.livejournal.com et rospil.info . Conçu sur un mode de fonctionnement collaboratif, rospil.info expose des preuves de trucage de marchés publics et d'affaires de délits d'initiés. En 2010, Alexeï Navalny avait révélé que le groupe pétrolier Transneft avait détourné 4 milliards de dollars lors de la construction de l'oléoduc Sibérie-Pacifique. La canalisation, qui a coûté plus de 17 milliards de dollars, est toujours en construction.
Parmi les blogs les plus connus, il y a également celui d'Ilia Varlamov, ridus.ru . Ce site est alimenté par une vingtaine de journalistes. Souvent, des manifestations de l'opposition ont été retransmises en direct sur Internet.
"Internetisation" de la Russie
Selon Julien Nocetti, depuis 2008 le nombre de blogs est passé de 3,8 à 7,4 millions. Ces chiffres s'expliquent par la multiplication du nombre d'internautes depuis une dizaine d'années. Le Times affirme qu'en 2000 la Russie comptait 3 millions d'utilisateurs du web, 35 millions en 2008 et près de 60 millions en 2012. Une évolution exceptionnelle, puisqu'en 2014 le pays devrait dépasser la barre des 80 millions d'internautes, soit 71% de la population avec un accès permanent. Ces chiffres placent la Russie en tête des pays européens en termes de nombre d'internautes. Mais comment expliquer cette « Internetisation » récente ? Plusieurs raisons peuvent justifier le phénomène. D'abord, il est important de souligner l'arrivée tardive d'Internet en Russie. Le faible équipement dans les ménages ne pouvait favoriser une éclosion du web. Par ailleurs, la situation démographique du pays ne cesse de s'améliorer. Les inégalités sont immenses entre les zones rurales et urbaines, mais pas à pas, la technologie s'installe dans les campagnes. Lors de sa présidence, Dmitri Medvedev (2008-2012) a également participé au succès du web en se présentant comme un porte drapeau des nouvelles technologies. Surnommé "l'Iphone-chtchik" ce dernier a réellement fait progresser la cause des partisans d'un Internet libre.Une menace pour le Kremlin
Les dernières élections politiques - et surtout le retour de Vladimir Poutine au pouvoir - pourraient changer la donne concernant la liberté sur le web. Le Kremlin ne peut plus ignorer la sphère Internet, comme il avait tendance à le faire auparavant. Beaucoup voient Internet comme un instrument pour ébranler le régime. En 2011, l'opposante Yulia Latynina écrivait dans un éditorial pour Novaya gazeta que "le régime détruira Internet, ou Internet détruira le régime". Julien Nocetti reste persuadé que "le Kremlin perçoit aujourd'hui Internet comme une menace". Et pour cause, lors des dernières élections législatives de décembre 2011, la communauté du web a joué un rôle essentiel. Pour dénoncer les fraudes intervenues pendant les élections, des sites ont été mis en ligne. Une carte des infractions a été publiée et mise à jour pour l'élection présidentielle. Plusieurs journaux d'opposition se sont également créés sur le web tels que grani.ru , kasparov.ru ou encore putinavotstavku.org (= Poutine doit démissionner)."Apprivoiser le web"
Conscient du danger et de l'utilité d'Internet, Vladimir Poutine ne partage pas les opinions de son prédécesseur. Selon Julien Nocetti, le Président russe est "davantage enclin à mettre l’accent sur les cyber-menaces et à privilégier l’outil télévisuel". Le Kremlin riposte en essayant de contrôler le web.Depuis juillet 2012, la Douma vote une série de lois concernant la protection de l'enfance. Officiellement, les amendements sont destinés à préserver les enfants de contenus en ligne considérés comme nocifs. Par exemple les sites contenant de la pornographie, des idées extrémistes, faisant la promotion du suicide ou de l'usage de drogues. "Cette loi est présentée en Occident comme le 'cheval de Troie' d’un contrôle plus étroit d’Internet" affirme Julien Nocetti. Il ajoute qu' "à ce texte sont récemment venus s’agréger des projets de lois qui visent la liberté d’expression : identification des internautes qui veulent s’inscrire sur des réseaux sociaux, pression sur les hébergeurs de sites sous couvert de lutte contre le piratage, etc.".
Depuis la réélection de Vladimir Poutine en mars dernier, les autorités multiplient les actions liberticides sur Internet. "Mentionnons les cyber-attaques dont sont régulièrement victimes des sites d’opposition et les pressions que subissent les équipes rédactionnelles", argumente Julien Nocetti. En effet selon l'association Agora , les pressions sur les internautes russes ont continué de s'accroître en 2011. Pour cette même année, l'association met en avant 500 exemples de restrictions de liberté ou de persécutions d'internautes pour opinions politiques - dont 10 agressions physiques et un cas de meurtre, celui de Khadzhimurad Kamalov, fondateur du journal indépendant, Chernovik .
Le Kremlin semble désormais considérer Internet comme une réelle menace. "Le véritable enjeu, en réalité, pour Poutine, est de parvenir à apprivoiser le web, qui lui reste très majoritairement hostile et dont la vitalité reste sa première hantise" certifie Julien Nocetti.
Zoom sur ...
VKontakte
VKontakte, qui signifie "en contact", est l'équivalent de Facebook en Russie. Il est le réseau social le plus utilisé dans le pays.
A sa création, c'était un réseau social pour les étudiants. Par la suite, il s'est rapidement positionné en outil de communication plus généraliste, pour tous les groupes sociaux et tous les âges. Le site compte aujourd'hui plus de 20 millions d'utilisateurs actifs et joue un rôle crucial dans la mobilisation de protestataires contre le président Vladimir Poutine.
En 2011, le service de sécurité de Russie (FSB, ex-KGB) a demandé au site de bloquer les groupes contestant la victoire aux législatives du parti au pouvoir. Le fondateur de VKontakte , Parel Dourov, avait refusé de se plier aux menaces.
Navalny.livejournal.com et rospil.info
Alexeï Navalny est l'auteur du blog navalny.livejournal.com et de rospil.info. Agé de 36 ans, connu depuis 2007 pour avoir dénoncé le pillage des fonds publics, il est devenu en décembre 2011 la figure de proue des milliers de manifestants contre la fraude électorale. Il est actuellement en procès. Il est présumé coupable d'avoir lésé de 16 millions de roubles (près de 400 000 euros) la société forestière d'Etat Kirovles, alors qu'il était conseiller auprès du gouverneur libéral Nikita Belykh en 2009. Candidat à la présidentielle 2018, Alexei Navalny a sous-entendu que le président Vladimir Poutine souhaitait écarter un rival potentiel.
Ridus.ru
Ilia Varlamoy lance ridus.ru en septembre 2011. A 28 ans, il a réussi à conquérir la Toile russe. Il souhaitait créer une plate-forme d'informations plus large et sans ligne politique. Le site a été récemment répertorié comme la dixième source d'informations des Russes sur Internet. Le modèle du pureplayer est celui du journalisme-citoyen, c'est ce qui le différencie des autres médias. Tous les articles soumis sont publiés, qu'ils soient pour ou contre le régime.