A l’occasion de la Journée Internationale pour l’abolition de l’esclavage, nous faisons cette contribution pour rappeler à nos concitoyens, à nos dirigeants et décideurs et à toute la communauté internationale que notre pays vit des moments difficiles. Certaines luttes pour rétablir la dignité risquent d’en pâtir. Elles ne constituent pas une priorité pour les acteurs, car c’est l’existence de notre nation qui est en jeu. Ceci ne nous fera pas cependant pas oublier que même en « temps de paix », les esclaves, les descendants d’esclaves et des castes souffrent et luttent contre les discriminations et les violences physiques et psychologiques.
Cette Journée Internationale pour l’abolition de l’esclavage (02 décembre 2012) nous permet de rappeler que l’esclavage par ascendance et les autres formes d’esclavage coexistent avec la « démocratie » au Mali et au sahel en général.
La Société malienne est profondément traditionnelle. Elle est riche par sa diversité et l’apport de ses différentes composantes. Elle est cependant marquée par une stratification ou hiérarchisation sociale. Dans toutes les communautés maliennes, il existe des groupes sociaux ou des ethnies considérées comme nobles et d’autres qui occupent un échelon inférieur. Dans certaines circonstances, les castes (les forgerons, les griots et les esclaves) ne sont pas marginalisées de manière directe et ouverte. Il leur est réservé une place propre dans la société, dans le travail et dans le cérémonial. Et les griots (gardiens de la tradition et de la légende) se chargent de légitimer cette situation et de la présenter comme harmonieuse, équilibrée et agréable. Dans la vie urbaine, il arrive que les lignes sociales bougent (mariages entre certains groupes sociaux), mais cela passe rarement inaperçu.
Toute la société malienne (exception faite de certains groupes ethniques de la région de Sikasso) reconnait l’existence de la stratification sociale basée sur l’ascendance. Elle reconnait aussi l’existence de l’esclavage mais elle a du mal à aborder le problème. Il est tabou !
Après plusieurs années de dénonciation et de luttes individuelles ou collectives, les leaders (chefs de fraction, cadres administratifs, intellectuels, militants des organisations de la société civile) des communautés noires tamasheqs, bellahs, descendants de tribus vassales et descendants d’esclaves ont décidé en 2006 d’organiser un forum pour débattre des questions d’inégalités, de discrimination, des déficits de liberté et de l’esclavage. C’est suite à cette rencontre que la Communauté noire kel tamasheq a créée l’Association Temedt. Elle a pour principale mission de lutter pour la promotion des droits humains notamment l’éradication de l’esclavage et des discriminations qui lui sont liées, promouvoir le développement et la paix.
La création de Temedt comme association a été saluée dans les fractions nomades, les villages et les agglomérations habitées par les populations soumises, comme un évènement majeur, un des plus grands succès obtenus et célébrés durant leur existence !
Temedt constitue un instrument social qui permet aux groupes sociaux de regarder la société et de lui présenter leur espoir et leur projet. Temedt a fermé les portes de l’oubli et de la mort identitaire : certaines personnes ayant échappé aux brimades et à la soumission se sont créées de nouvelles identités dans les villes afin de passer non identifiables par les autres concitoyens. Grace à Temedt, elles ont aujourd’hui repris espoir et militent activement.
La lutte contre l’esclavage au Mali est conduite par temedt sans rancune mais aussi sans répit.
La société tamasheq (touareg) est stratifiée et au sommet se trouvent les tribus « guerrières » nobles qui sont directement suivies par les tribus maraboutiques détentrices du savoir coranique. Les tribus d’éleveurs et autres groupes considérés comme force ferment le tableau des nobles. Suivent des fractions vassales, dépendantes des premières mais jouissant d’une certaine autonomie. Les populations noires kel tamashek sont des fractions obéissant aux tribus supérieures et qui leur sont liées. Certaines de ces communautés n’ont jamais été esclaves directement, d’autres sont des tribus d’affranchis qui doivent se mouvoir dans une espèce de liberté provisoire en ce qui concerne les prises de décision et les avoirs. Aucune décision ne peut être prise sans l’aval des chefs des tribus supérieures.
Après les groupes sociaux ou communautés libres, viennent les groupes des forgerons et les griots. Ils sont libres mais ils sont liés à un trône, un pouvoir qui les protègent, leur confient des travaux de confection et production d’armes ou d’outils et les récompensent sans les payer. Ils soutiennent les plus forts. C’est la tradition qu’ils sont chargés de perpétuer. Ce groupe est celui qui est resté jusque-là sans aucune forme de croisement sanguin avec les autres. Ils se marient entre eux.
Les esclaves sont sous la domination de la famille et de la fraction et tribu. Ils sont nés esclaves et les chances d’affranchissement sont très réduites car, ils sont chargés de l’élevage, des travaux champêtres et des travaux domestiques. Ils constituent une propriété précise reconnue par la société et qui se reconnait elle-même comme telle.
Le drame c’est que nous sommes au 21ème siècle et que les sociétés tendent à une plus grande démocratie et à plus de liberté. Dans le cas du Mali, du Niger, de la Mauritanie et certainement du Tchad et du Soudan, l’article 4 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 qui stipule que « Nul ne sera tenu en esclavage, ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes » n’est pas encore d’actualité.
Les esclaves ne sont plus achetés ou revendus mais continuent de subir les pires formes d’exploitation et d’humiliation. Tous les attributs du droit de propriété s’exercent sur eux. Les esclaves actuels au Mali vivent au moins trois situations différentes :
L’esclavage traditionnel : Ils naissent d’une mère esclave et sont automatiquement éduqués, dressés dans ce sens par les maitres. Ils s’occupent depuis leur jeune âge des travaux d’élevage, d’agriculture, de servage. Les jeunes filles esclaves peuvent être affectées au service d’une maitresse de la maison. Elles peuvent également accompagner la jeune mariée pour être à son service sous d’autres cieux. Elles sont victimes d’abus sexuels à bas âge et cela par différents membres de la famille. Elles sont généralement données en mariage à un esclave pour assurer la reproduction. Le mariage à un esclave (mariage qui ne respecte d’ailleurs aucune règle acceptée) ne met pas un terme aux abus sexuels des maitres.
Dans l’esclavage traditionnel ou esclavage par ascendance qui se transmet par la mère, les femmes sont les victimes les plus cruellement touchées. Elles sont sans défense car ayant grandi seule dans un environnement méprisant et broyeur de dignité. Elles ne peuvent fuir car ne savent ou aller et la société est impitoyable et impardonnable avec une femme isolée en fuite notamment dans les agglomérations urbaines.
Les femmes vivent une sexualité forcée, portent des grossesses suite à des viols et accouchent sans assistance dans des situations inimaginables à l’heure des droits humains. Les maternités ne mettent pas fin aux souffrances quotidiennes, psychologiques et sociales et aux manques de tout. Elles s’occupent d’abord du bétail des maitres avant le bébé qui pourra d’ailleurs être donné à une autre femme ou confié à une autre esclave âgée.
Les esclaves hommes bénéficient de certaines circonstances qui font qu’ils rentrent en contact avec le monde extérieur. Ils commencent à mettre en doute le système. Ils souffrent et sont capables de verbaliser les brimades et les injustices subies. Ils supportent mal les violences et les humiliations subies par eux-mêmes ainsi que par leurs sœurs et mères. Ils arrivent alors à fuir le guêpier et s’exilent dans d’autres pays (Niger, Lybie, Cote d’Ivoire, Ghana etc.). Ils s’installent souvent aussi dans une ville malienne et changent d’identité. Ils souffrent bien sûr en silence le reste de leur existence. Le réconfort c’est que leurs enfants ne connaitront pas la vie d’esclaves.
L’esclavage passif : Les esclaves ne vivent pas sous le contrôle direct et quotidien des maitres. Certains ne partagent pas le même espace géographique pour des raisons de pâturages, de changements sociaux ayant perturbé les relations sociales (sècheresses, rebellions, conflits). D’autres ne peuvent plus être gardés par les maitres car ont décidé d’avoir une certaine autonomie et de s’éloigner ainsi des brimades et de l’exploitation directe. Qu’ils soient en milieu nomade ou dans les agglomérations urbaines, ils restent esclaves. Les maitres font chercher périodiquement au sein de ces familles des biens (animaux, récoltes, habits, argents) ou des enfants mineurs pour faire les travaux. La situation s’est empirée depuis l’invasion des régions nord du Mali par le Mouvement National de libération de l’Azaouad (MNLA) et ses alliés qui ont créé le chaos et ont laissé la place à la raison du plus fort.
Les esclaves menant des activités professionnelles dans les pays de la sous-région ouest africaine reçoivent des visites des maitres ou de leurs envoyés pour percevoir de l’argent et des biens. En cas de décès, si la famille retourne au terroir, l´héritage respectera la tradition : c’est-à-dire que la part du maitre sera prépondérante et primordiale. Si la femme est d’origine esclave, les enfants seront à la disposition de son maitre. Il faut cependant signaler que depuis la création de TEMEDT, à cause des plaintes devant la justice et les actions de dénonciation qu’elle a engagées, les maitres observent une retenue envers les enfants ainsi que l’héritage.
Le statut d’esclave éternel : Les personnes d’ascendance esclaves ou d’affranchis sont considérées par leurs concitoyens comme « esclaves » quelques soient les changements socio-économiques ou politiques qu’elles entreprendront. Cette étiquette réductrice leur collera toujours à la peau et constituera un poids supplémentaire défavorable dans les compétions politiques ou sociales.
Les kel tamasheqs noirs communément appelés bellah vivent une situation presque identique. Les bellahs sont de culture tamasheq. La langue qu’ils parlent est le tamasheq. Ils sont reconnaissables par leurs costumes, leur habitat et aussi par leurs chants et danses. Ils vivent de l’élevage et de l’agriculture. Ils sont la main d’œuvre urbaine. Les filles dans les régions du nord du Mali sont les aides familiales communément appelées « bonnes ». Les familles bellah vivent dans des conditions précaires et souvent insalubres aux alentours des villes des régions qu’elles habitent depuis les sécheresses de 1973, 1984 et la rébellion de 1990. La scolarisation des enfants est une question de chance.
Certaines communautés bellah n’ont pas été esclaves. Elles ont toujours cohabité avec les autres communautés dans une certaine harmonie. Elles ont été et sont toujours la main d’œuvre bon marché. Etant donné que le travail n’est pas une vertu dans les sociétés ou la force prime, le bellah s’est vu progressivement relégué au rang de soumis. Le plus fort abuse de ses biens. Cet abus est toléré par les représentants de l’administration malienne qui laissent croire que le bellah est l’esclave du touareg et que les animaux dont il dispose appartiennent à son maitre. Ce soit disant maitre les utilise alors pour corrompre les représentants de l’administration et des services de sécurité et accentue la soumission en se présentant comme protecteur. « Le bellah se met sous la protection d’un « maitre » afin qu’il le protège contre l’administration » nous a confié un parent lors du forum Temedt.
Le bellah est ainsi classé dans une hiérarchie sociale qui le défavorise et le dévalorise. Des stéréotypes très défavorables lui sont collés, comme à l’esclave d’ailleurs. Il serait ainsi « bon seulement pour les travaux faisant recours à la force physique ». Toute action héroïque ou ingénieuse sera attribuée à un prétendu maitre. Notre société met ainsi les bellahs et les autres membres au bas de son échelle sociale.
Ces discriminations produisent des conséquences dévastatrices.
Sur le plan social, notre société est affectée par les relations d’exploitation et de domination. Les maitres continuent à exploiter une main d’œuvre dressée dans ce sens mais qui ne pourra pas faire évoluer la société et l’économie. L’économie reste dominée en milieu nomade par l’élevage et l’agriculture de faible rentabilité. Les femmes et les hommes d’ascendance « noble » restent confinés dans des privilèges et des prestiges sans fondements économiques viables. La pauvreté envahit ainsi toute la société. Les compétences et potentialités humaines sont inhibées par la domination, la soumission et les discriminations. La société est cloisonnée. C’est les familles traditionnelles dirigeantes qui sont les interlocuteurs de l’administration, de la société Civile et des partenaires au développement. Elles décident de ce qui est bien pour tous en prenant soin que tout passe par elles-mêmes : écoles, centres de santé, points d’eau, routes, appuis humanitaires etc.
Sur le plan politique, l’existence des pratiques esclavagistes constitue un scandale et heurte les fondements de la société démocratique que nous construisons. Les milliers d’esclaves et de personnes sous domination constituent un capital électoral pour les maitres. Cet électorat est utilisé pour octroyer le pouvoir politique et administratif. La contrepartie, c’est de préserver ou renforcer les « pouvoirs traditionnels ». Les autorités politiques maliennes à tous les niveaux ont profité de cette situation ou les personnes sous domination ont été utilisées comme électorat et le pouvoir a également accordé des postes politiques sur mesure aux maitres et aux chefs traditionnels.
Les candidats aux postes électifs descendants des groupes sociaux marginalisés (esclaves, affranchis, griots, bellah) partent avec un handicap de taille. Les adversaires politiques mettent en avant leur origine et les affaiblissent car, dans la mentalité sociale, l’esclave ne peut diriger : il n’est pas fiable ou crédible. Dans ces conditions, quel président de la république « démocratiquement élu » choisira une personne d’origine esclave pour occuper des hautes fonctions politiques ! Nous sommes devant un gâchis démocratique et un gaspillage de compétences humaines à cause du manque de courage politique persistant. L’ascension sociale n’est acceptable que pour les « nobles ».
L’association TEMEDT lutte inlassablement pour éradiquer l’esclavage et les discriminations afin de donner un espoir réel aux victimes.
Temedt est une organisation démocratique, non violente qui utilise les moyens légaux pour lutter contre un phénomène profondément encré dans la société. Ses principales stratégies sont :
- L’information, la formation et la sensibilisation des acteurs notamment les groupes sociaux victimes et les chefs traditionnels et coutumiers. Les victimes et les maîtres doivent être informés sur les instruments judiciaires qui les répriment et des poursuites encourues.
- Le plaidoyer auprès des décideurs, des organisations de la Société Civile et les partenaires au développement afin qu’ils tiennent compte de cette situation dans leurs programmes ;
- Les actions de plaidoyer afin que soit adoptée une loi réprimant les pratiques de l’esclavage ainsi que les discriminations qui lui sont liées ;
- La mise en œuvre de projets de développement (micros entreprises, alphabétisation, construction de centres civiques) offrant des opportunités socio-économiques aux groupes sociaux victimes de discriminations et mettant les femmes de ces groupes au centre de la gestion des infrastructures réalisées pour les rendre socialement accessibles ;
- Soutenir, assister et réinsérer les personnes ayant décidé de fuir la situation et de rejoindre les villes;
- Soutenir et aider à introduire les plaintes des victimes d’esclavage devant les tribunaux. Nous devons renforcer les certitudes en mettant en confiance les personnes en situation d’esclavage et de servitude afin qu’elles sachent que des recours existent pour les sortir et des ressorts existent pour les soutenir dans leur nouvelle vie.
Pour accélérer le processus d’éradication de l’esclavage par ascendance ainsi que les discriminations, les mesures suivantes peuvent être envisagées :
L’Etat du Mali et les partenaires au développement doivent prendre en compte l’existence de ces pratiques dans toutes les politiques de développement. Il est impossible de redonner confiance à un groupe marginalisé durant des siècles sans engager des politiques vigoureuses et courageuses de réhabilitation et de redressement ;
L’Etat doit conduire une étude sur l’esclavage au Mali ainsi que sur les discriminations. Cette étude permettra de faire l’état de la question, montrer l’ampleur du phénomène par région et par groupe ethnique, les domaines socio économiques ou ses pratiques sont les plus néfastes et ainsi proposer des solutions pour son éradication. Cette étude doit être réalisée en collaboration avec les groupes sociaux concernés.
Conduire des recherches historiques ou faire connaître celles qui existent afin de montrer la contribution des groupes sociaux de conditions serviles et les groupes sociaux marginalisés à cause de leur origine, à la construction nationale et la défense des valeurs de la république. Ceci permettra de montrer qu’ils disposent de repères historiques dont ils peuvent et doivent être fiers même si ces hauts faits historiques ont été attribués à d’autres ou que leurs exploits ont été déformés.
Les pouvoirs publics doivent aider et soutenir les victimes. Nous savons que dans la plupart des cas, elles sont sans ressources, pauvres et sans instructions. Elles ne savent pas travailler de manière autonome. Il est crucial de les mettre en sécurité sur le plan des revenus pour qu’elles ne soient encore marginalisées, ridiculisées et servir d’exemples dans le mauvais sens.
Elaborer et mettre en œuvre une politique d’indemnisation des personnes et groupes sociaux victimes d’esclavage, de discriminations et de marginalisation. Nous soutenons Théo Van Boven, rapporteur spécial sur le droit à réinsertion, à indemnisation et à réadaptation des victimes des violations flagrantes des droits et libertés fondamentales, qui avait conclu en 1993 que l’esclavage et les pratiques analogues constituaient des violations des droits de l’homme qui engendraient, pour les victimes, un droit à indemnisation. Les Etats sont responsables de cette action.
Dans le cas de l’esclavage et des pratiques analogues, la réadaptation doit comporter une prise en charge médicale et psychologique des victimes et leur garantir l’accès à des services juridiques et sociaux.
Dans le cas du Mali et des autres pays du Sahel ou ces pratiques persistent, nous pensons que les Etats doivent reconnaitre solennellement ce fait et ensuite présenter des excuses aux victimes et aux groupes sociaux marginalisés car, ces situations sont connues bien avant les indépendances mais ont continué à servir les intérêts de tous les pouvoirs. Après les excuses, les réparations matérielles et morales permettront de fermer les brèches et de rétablir les dignités lessivées.
L’Etat doit entreprendre une relecture des textes existant afin de les adapter au besoin actuel d’éradication de l’esclavage. Cette mesure doit suivre la reconnaissance et la présentation d’excuses officielles et solennelles.
Le conflit actuel au Mali et l’occupation de notre pays par des forces négatives et rétrogrades remet largement en cause certains acquis de notre lutte au niveau de TEMEDT. Cependant, nous savons que la liberté finit toujours par triompher sur la tyrannie. Nous maintiendrons le cap pour continuer à entretenir la lueur d’espoir et faire triompher le plutôt que possible le règne de l’égalité et de la démocratie véritable. Ainsi, Ekadaye ne mourra pas pour rien et Timizwak défiera à jamais l’esclavage.
Mohamed AG AKERATANE
Président d’Honneur de TEMEDT