Petite séance de rattrapage (juste six mois de retard) avec la lecture d'un étonnant roman de Joël Dicker, "La vérité sur l'affaire Harry Quebert". Et un anniversaire: dix de bloc-notes, déjà...
Dicker. «Si les écrivains sont des êtres si fragiles, Marcus, c’est parce qu’ils peuvent connaître deux sortes de peines sentimentales, soit deux fois plus que les êtres humains normaux: les chagrins d’amour et les chagrins de livre. Écrire un livre, c’est comme aimer quelqu’un: ça peut devenir très douloureux.» Avez-vous lu "la Vérité sur l’affaire Harry Quebert" (Éditions de Fallois), le roman de Joël Dicker publié à l’automne dernier, couronné par le Goncourt des lycéens et le prix de l’Académie française? Deux écrivains y sont les personnages principaux. Le premier, Harry, accusé de meurtre dans le New Hampshire, fut le maître du second ; ce dernier, Marcus, tente au fil d’une enquête minutieuse de disculper celui auquel il doit tout, à commencer par son talent et sa gloire littéraire. Le récit, qui a prétention de grand-roman-américain, a depuis non seulement trouvé le succès du public mais le cœur du bloc-noteur. La lecture de ce récit haletant fut tardive. L’aveu qui suit ne l’est pas moins: malgré ses insuffisances, ce livre est la preuve éclatante qu’écrire sur les États-Unis ne conduit pas mécaniquement à écrire à l’américaine, dans un esprit de contrainte et de pastiche. Joël Dicker est d’ailleurs né à Genève – et il est un authentique auteur de langue française…
Critères. Le bloc-noteur voit déjà les haussements d’épaules ostentatoires. Pas ça! Pas lui! Et à quoi bon vanter un roman déjà populaire et qui, à l’évidence, revendique sa filiation d’américanophilie littéraire, ce qui ne manque pas par les temps qui courent. Seulement voilà, dans la pénombre mercantile de ce qui-se-vend donc de ce-qui-se-publie, "la Vérité sur l’affaire Harry Quebert" possède en lui des qualités qui témoignent non du culte d’un moment (ce serait trop simple), mais bien du talent narratif d’un écrivain. Et c’est toute la différence.
Il y a bien sûr quelque chose de désolant dans l’injonction que de jeunes auteurs francophones se donnent à eux-mêmes de suivre une sorte de modèle états-unien, pourtant rarement enseigné dans les ateliers d’écriture. Car soyons sérieux: qu’y a-t-il de commun entre Hemingway, Irving, Morrison, Banks, Harrison, Auster, Roth, Ellroy ou Wolfe, pour ne prendre que ceux-là? Né en 1985 (eh oui!), Joël Dicker a peut-être trouvé outre-Atlantique la recette du roman-enquête à tiroirs, mais, n’en déplaise aux critiques bien-pensants, il est l’une des révélations de ces derniers mois. Au fond, il fallait écouter attentivement, à l’époque, les attendus des membres du jury du 25e Goncourt des lycéens. Que disaient-ils, ces treize gamins, indifférents au littérairement correct, tous venus de différentes régions de France et du Québec, pour justifier alors leur choix? Ils évoquaient «l’originalité, puis la lisibilité, l’accessibilité, la fluidité, et enfin la cohérence narrative et la solidité de la structure». Notre enthousiasme se retrouve assez bien dans leur définition. La jeunesse a parfois le goût de la lecture: vive la jeunesse!
Décennie. Quelques mots encore, puisque, me conseille-t-on, ils doivent s’imposer telle une obligation, à peu près autant que l’évidence d’un silence, juste froissé par le bruit des pages d’un vieux livre relié et le crépitement d’une cheminée où le bois crie une dernière fois pour la saison. Chers lecteurs : ce modeste texte consacré à la littérature signe, en effet, un anniversaire doublé d’une prodigieuse accélération du temps pour le chronicœur fidèle. Il y a dix ans tout juste, le 13 mai 2003 pour être précis, était publié le premier bloc-notes. D’abord dans l’Humanité Hebdo, puis, plus tard, dans l’Humanité des débats. Impossible à ce stade de comptabiliser les centaines de pages, les dizaines de milliers de mots: parfois maladroits ou abscons (volontairement?) mais toujours sincères quand il s’agit de questionner le réel et ses propres dogmes pour mieux déconstruire ses postures dominantes ou hégémoniques. Pour tout primat, une obsession: provoquer en vous, chers lecteurs, un minimum de réflexion(s) et de débat(s), quitte à vous surprendre par le choix des engagements et des concepts – une manière comme une autre d’essayer d’être à la hauteur de l’ambition que vous formulez souvent et à laquelle il convient de s’assigner. Depuis dix ans, la relation avec vous est incomparable, comme en témoignent vos courriels, vos lettres, vos témoignages fréquemment recueillis lors de rencontres publiques ou de signatures d’ouvrages. L’autre
jour, quelqu’un me glorifiait «l’importance des mots» et «le pouvoir d’en user». Les mots sont à tout le monde. Il suffit de se les approprier. Voilà ce qui définit un « écrivant ». Certains veulent faire croire qu’écrire est un rapport aux mots: erreur, c’est un rapport aux lecteurs, aussi douloureux soit-il. Alors merci à vous.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 mai 2013.]