Dans un essai au vitriol sur les mesures phare de la politique économique et sociale de François Hollande, le journaliste de Mediapart Laurent Mauduit dénonce les égarements de la gauche au pouvoir.
Votre diagnostic critique d’un an de hollandisme au pouvoir,L’Etrange Capitulation, fait un clin d’oeil au texte de l’historien Marc Bloch, L’Etrange Défaite, écrit après la débâcle de 1940. Comparer la France de 2013 à celle de juin 1940, n’est-ce pas une provocation excessive ?
Laurent Mauduit – Non, ce n’est surtout pas une provocation… Je sais que le mot “capitulation” est violent et j’ai d’abord hésité à l’employer car avec ce livre j’ai voulu contribuer à ouvrir le débat à gauche et non pas à le fermer. Mais je pense que la résonance avec Marc Bloch est éclairante. Pour l’historien, la débâcle de juin 1940 est moins une victoire allemande qu’une défaite de la France sur elle-même. Une défaite parce que les élites du pays étaient déjà du côté des vainqueurs avant même le combat. Eh bien, je trouve qu’il en va un peu de même aujourd’hui : les dirigeants socialistes ont rendu les armes le jour-même où ils ont accédé au pouvoir.
S’agit-il d’une crise des élites françaises dans leur ensemble ou d’un défaut personnel de François Hollande ?
En politique, il faut toujours espérer des hommes le meilleur. Dans le contexte de la crise économique historique, François Hollande était face à un choix : soit être le petit père Queuille (corrézien et président du Conseil de la IVe République – ndlr), soit être carrément Roosevelt – qui en 1932 fut partisan de l’austérité avant de mettre en oeuvre le New Deal. Hollande n’a pas fait le choix qu’on aurait pu espérer. Je vous rappelle que dans les débats internes du Parti socialiste des années 90, il n’appartenait pas à l’aile sociale-libérale, de plus en plus forte. Lionel Jospin avait voulu tourner la page Bérégovoy en affirmant qu’à côté des grands équilibres économiques existaient aussi les grands équilibres sociaux . Contre Fabius ou Strauss-Kahn, Hollande a joué les arbitres et s’est opposé aux dérives libérales de certains de ses camarades. Ma surprise tient donc à ce que je le voyais comme un réformiste alors qu’il donne de lui une image inédite, très sociale-libérale, et qu’il poursuit, à quelques symboles près, la politique de Sarkozy. Son évolution intellectuelle pousse du coup à s’interroger sur ce qu’est devenu le PS.
En quoi a-t-il évolué ?
Les dirigeants socialistes sont de plus en plus impuissants, accompagnant le passage d’un capitalisme rhénan à un capitalisme anglo-saxon, plus tyrannique. Quand Jospin est arrivé au pouvoir en 1997, il voulait mettre en place les 35 heures payées 39, la taxe Tobin, le rétablissement de l’autorisation administrative de licenciement. Il s’opposait aussi à toute privatisation… Et peu à peu, il a cédé. L’impuissance l’a gagné au point d’avouer en 2002 : “Mon projet n’est pas socialiste.” Le problème d’Hollande, c’est qu’il commence là où Jospin a fini.
Vous parlez même d’une duperie…
Avec Hollande, on est dans la prolongation de l’impuissance. Nombre de ses réformes sont dictées par le camp d’en face. C’est vrai que l’on peut parler de duperie – j’assume ce mot. Prenez la réforme du marché du travail : Hollande a caché pendant sa campagne qu’il projetait de mettre à bas le droit du licenciement. Prenez encore le “choc de compétitivité”, avec ses 20 milliards de cadeaux aux entreprises : à quelques modalités techniques près, c’est la réforme que défendait Sarkozy. Pis ! Le même Hollande avait dénoncé le recours à la TVA pour financer cette réforme. Pourtant, il se renie et a choisi de procéder à une hausse de cet impôt, le plus injuste de tous puisqu’il pèse plus sur les pauvres que sur les riches.
Hollande candidat a très peu promis durant sa campagne, comparé à ses prédécesseurs ; et pourtant, il s’avère encore plus décevant.
La liste de ses reniements est presque aussi longue que celle de ses promesses. Prenons le pouvoir d’achat : les économistes qui entourent Hollande pensent selon le vieux paradigme libéral que le chômage est dû à des salaires trop élevés ; nous vivons donc une chute historique du pouvoir d’achat, du fait de la crise mais aussi du fait de la politique salariale restrictive du gouvernement. En matière de politique budgétaire, il durcit les normes Sarkozy. Le “choc de compétitivité” est la reprise, amendée à la marge, du dispositif Sarkozy. L’économie du système reste la même : moins de charges sociales pour les employeurs, plus de TVA pour les consommateurs, sans demande de contrepartie aux entreprises. Un groupe du CAC 40 peut donc en profiter non pas pour embaucher ou investir mais pour majorer les dividendes des actionnaires. Effet d’aubaine total !
Pourquoi la finance est-elle protégée alors que le discours fondateur d’Hollande au Bourget était centré sur sa volonté de la mettre à mal ?
Au Bourget en janvier 2012, il promet que la finance sera sa principale ennemie. On peut alors croire qu’il va enfin prendre des mesures radicales contre la fraude et l’évasion fiscales. Et qu’il va engager cette partition tant espérée des banques entre les activités commerciales et les activités spéculatives. On peut d’autant plus l’espérer que la lutte contre la finance est un vieux débat pour la gauche. Quand Roosevelt prend la disposition du Glass Steagall Act qui coupe les banques en deux, le Front populaire s’interroge mais ne suit pas : la partition ne se fera qu’à la Libération. Puis cette partition est remise en cause en 1983, avec le feu vert donné par Delors aux “banques universelles”. Hollande, lui, a fait une partition minimale qui ne porte que sur 0,5 % du bilan des banques. Une sanctuarisation ridiculement petite, qui sera sans effet. Or, pour financer l’économie réelle, il faut mettre les banques au service du pays. Encore une belle promesse envolée.
Ce sont des effets de tribune, voire du cynisme, ou de la collusion d’intérêts des élites ?
Il y a sûrement une part de cynisme car je pense que d’entrée de jeu, Hollande savait qu’il ne remettrait pas la finance au pas. Même si je ne pensais pas qu’il baisserait les bras à ce point-là. Ce n’est pas son principal conseiller économique à l’Elysée, Emmanuel Macron, qui auparavant était associé gérant de la banque Rothschild, qui va lui recommander de conduire un combat énergique contre la finance ! Il y a donc des reniements mais surtout une part de consanguinité : les grands banquiers ont toujours lourdement pesé sur toutes les décisions économiques. Rompant le 1er mars 1937 avec Léon Blum, déjà le socialiste de gauche Marceau Pivert s’en était indigné, observant dans un discours célèbre que le Front populaire avait “capitulé face aux banques”. C’est un peu la même triste histoire qui se répète aujourd’hui. Sauf qu’il n’y a plus, de nos jours, la voix forte d’un Marceau Pivert pour rappeler à Hollande ses engagements. Mais les choses commencent peut-être à bouger : depuis quelques semaines, on sent les élus socialistes gagnés par l’inquiétude, et un débat sur les choix stupéfiants d’Hollande commence à prendre forme…
Que représente l’épisode Florange dans cette capitulation générale ?
Les larmes d’émotion et de colère d’Edouard Martin (leader de la CFDT chez ArcelorMittal – ndlr) sortant du bureau de Jean-Marc Ayrault restent pour l’opinion un moment symbolique fort. Hollande avait pourtant fait un beau discours en février 2012 et proclamé qu’il ne ferait pas à Florange ce que Sarkozy avait fait à Gandrange : il avait promis de faire voter une loi forçant un groupe qui veut fermer une filiale rentable à la vendre. La loi n’a pas vu le jour et Hollande a abandonné les sidérurgistes de Florange comme Sarkozy avait abandonné ceux de Gandrange. C’est d’autant plus choquant que Florange est un site de haute technologie, pas un canard boiteux ; c’est pour cela que Mittal a voulu en prendre le contrôle en 2006. Là encore, c’est la finance qui a gagné. Car Mittal, ne l’oubliez pas, n’est pas un groupe industriel : c’est une créature de Goldman Sachs, la plus sulfureuse des banques américaines.
La République exemplaire fut une autre promesse d’Hollande : vous parlez, vous, d’une République des copains. N’est-ce pas un autre indice incompréhensible de son échec à changer le système ?
Oui, et l’échec démocratique est encore plus grave que l’échec économique. Dès l’alternance, Hollande aurait pu lancer une grande réforme démocratique. Au lieu de cela, les moeurs de la Ve République ont perduré. D’abord, on est très vite retombé dans les ornières du présidentialisme, avec à la clé une cascade de nominations à des postes importants d’obligés du Palais. Ensuite, les Français qui avaient voté Hollande pour tourner la page de l’affairisme des années Sarkozy ont découvert qu’avec l’affaire Cahuzac, ces dérives persistaient. Il y a plus grave : certains des électeurs d’Hollande ont aussi voulu signifier leur indignation contre les dérives xénophobes du précédent quinquennat, dont l’une des manifestations a été la chasse aux Roms. Or, cette campagne honteuse a repris au cours de l’été 2012, à l’initiative de Manuel Valls. Beaucoup ont eu le sentiment qu’on leur avait volé leur victoire.
Comment qualifier cette médiocrité ?
Médiocrité, oui, c’est le bon mot. Pour la première fois dans l’histoire de la gauche, il n’y a pas eu de joie, d’enthousiasme et encore moins de rêve. Et aucune réforme courageuse. Les dignitaires socialistes se sont comportés comme des notaires tristes. Cela a sûrement à voir avec les avancées du capitalisme anglo-saxon, auquel la France s’est convertie et auquel beaucoup de socialistes se sont soumis. De ce point de vue, nous sommes sûrement arrivés au bout de l’histoire longue des socialistes, tellement leur épuisement ou leur impuissance apparaît manifeste. C’est si vrai que même les quelques réformes courageuses en ont été fragilisées : je pense par exemple à la formidable avancée que représente le mariage pour tous. En se désintéressant de la question sociale, le gouvernement a permis à la droite de jouer de la démagogie en appelant à manifester sur le mot d’ordre “Le chômage, pas le mariage !”
Dans ce champ de ruines politique, où vous situez-vous ?
Souvent, les moments de crise génèrent les instruments intellectuels pour les surmonter : 1848 génère Marx, 1929 génère Keynes… Aujourd’hui, c’est moins évident. Il existe plein d’idées éparses, on peut se promener et chercher des voies ici et là mais il n’y a pas de vision forte et homogène qui s’impose. Les enthousiasmes intellectuels de ma jeunesse, au lendemain de 1968, étaient liés au marxisme, au trotskisme. La maturité venant, je me suis pris à penser que la question sociale était indissociablement liée à la question démocratique. Mais contrairement à certains de ma génération, je n’ai pas tout jeté par-dessus bord. La référence à Marx me semble toujours précieuse. A sa manière, Marc Bloch le note et il a raison : “Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise.”
Croyez-vous en un espace pour les gauches plus radicales ?
La gauche radicale peut avoir un espace formidable car la crise historique que nous traversons invite à réinventer un réformisme radical. Mais pour cela, il y a, me semble-t-il, une condition impérative : qu’elle soit ferme sur ses convictions mais qu’elle soit aussi chaleureuse, ouverte aux autres, respectueuse. Qu’elle invite au débat, au rassemblement, mais qu’elle ne joue pas de l’invective ni de la stigmatisation.
Vous avez envoyé votre livre à Hollande ?
Oui, nous étions à Sciences-Po ensemble et nous l’avions fait adhérer à notre Unef, dite “ID” – il nous a vite quittés pour l’Unef-Renouveau. Je lui ai dédicacé ce livre en lui disant que c’était une invitation au débat ; il m’a renvoyé une petite carte : “Je conteste la capitulation. Rien n’est étrange.”
L’Etrange Capitulation de Laurent Mauduit (Jean-Claude Gawsewitch), 306 pages, 20,90 €
par Frédéric Bonnaud,Jean-Marie Durand