"Fiori la vendi in piazza, fiori del Carso, o ben del Kras
Fiori nati da piera con Bora scura vardando el mar
Slavo la parla slavo e a Trieste no se pol più
Morto nostro Franz Josef tuti più mussi, solo ‘talian
Ben bon per farla curta: prima ‘na s’ciafa e no xe finì
I fiori i ghe buta in tera po’ i li mastruza con quei stivai"
Par la grâce des coïncidences, deux personnalités sont venues raconter leur vie ces derniers jours à Strasbourg. L’un, Boris Pahor l’a fait directement en s’appuyant sur son dernier livre traduit en français. L’autre, Irma Miko témoigne dans un film qui l’accompagne dans son parcours de mémoire au centre de l’Europe. Si je les nomme des hommes, ou des femmes ponts, je pense autant au caractère précieux et fragile de leur témoignage qu’au grand pont qu’ils ont pu créer entre les aubes de deux siècles.
Je me souvenais de ce texte qui décrit l’incendie de la Maison de la Culture slovène (Narodni Dom) en 1920, peu de temps avant que le premier Traité de Rapallo entre l’Italie et la Yougoslavie ait, par un échange de mauvais procédés réglant comme toujours aux dépens des peuples et des minorités les limites d’une frontière, rattaché Trieste à l’Italie.
Je me souvenais aussi de l’arrivée violente de chemises noires dans une salle de théâtre où de jeunes enfants attendaient l’arrivée de Saint Nicolas et la persécution d’une petite fille qui avait osé prononcer quelques mots dans une langue devenue minoritaire. Lorsque j’ai lu ces nouvelles, je n’étais pas encore allé en Slovénie et même si je connaissais les limites anciennes de l’Autriche-Hongrie, je n’avais pas perçu que l’auteur de ce récit était né pendant la Grande Guerre et donc sur territoire autrichien, dans une famille slovène.
Boris Pahor avait sept ans au moment de cet incendie dont on comprend vite à l’écouter, à le regarder, qu’il fume encore devant ses yeux, quatre-vingt-treize ans plus tard. Il avait sans doute le même âge lorsque cette Fête de décembre dont on ignore souvent qu’elle s’était étendue à la côte adriatique et enracinée là par le biais d’un grand empire, avait été interrompue, comme on interrompt une parole, un conte, un récit fondateur pour couper les racines.
L’enfance de Pahor, au début du siècle précédent est notre miroir. Il est d’autant plus un miroir que je regarde ainsi grâce à lui, à travers lui, les photographies de mes propres parents. Ils ont, ou plutôt ils auraient le même âge. Avec Pahor et avec les miens, je me sens aujourd’hui centenaire.
Sur l’estrade de la Salle Blanche de la librairie Kléber où il montait avec juste un peu de difficultés, il semblait trop petit pour sa chaise. Il est apparu dans une maigreur fascinante, comme un rescapé de la vie, flottant dans des habits juste un peu trop grands. Tandis qu’il caressait machinalement ses jambes, dont la réalité physique semblait avoir disparue sous l’étoffe, alors qu’il évoquait les plaies des prisonniers des camps allemands qu’on aurait ainsi pu croire cachées sous ses propres vêtements, sur sa propre peau, il tenait son micro bien droit, parlant un français qui n’hésite que rarement sur le choix du mot juste. Je pensais qu’il aurait pu très bien raconter sa vie (raconter en effet, plutôt que d’évoquer réellement son dernier livre traduit en français « Quand Ulysse revient à Trieste », un livre dont l’original, écrit en slovène date de 1955) en allemand, en italien, en russe, en polonais. Des langues pour expliquer, pour commenter, pour raconter, pour convaincre…que son identité est slovène et que ces langues-là, contraintes, obligées, parallèles, lui ont sauvé la vie, là où la possibilité de comprendre l’oppresseur ou le compagnon de malheur, était primordiale. Mais que toutes les langues minoritaires, maternelles, comme la sienne, devaient être protégées et exprimées. Nourries de création, envers et contre tout. Il le répète. Il fustige la France à voix douce de n’avoir pas encore ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, en invoquant le provençal, langue dans laquelle écrivait un Prix Nobel. « Je l’ai rappelé à Jack Lang » dit-il. C’était hier…
Il n’y avait que peu de jeunes gens dans cette salle. Quelques étudiants, quelques lycéens venus acheter des annales pour préparer le baccalauréat qui se rapproche. Quelques jeunes gens un peu égarés, un peu effrayés sans doute devant cette carcasse fragile venue d’un autre temps. Il y avait par contre des jeunes gens – je veux dire plus jeunes de dix années que Pahor au cours de la Seconde Guerre mondiale – qui avaient eux-aussi été retenus prisonniers dans les camps dont la litanie des noms horribles traversait dans la parole irrépressible de Pahor le territoire de ses souvenirs alsaciens – Sainte-Marie-aux-Mines (Markirch), le Struthof – avant d’oser prononcer les noms terribles : Mittelbau-Dora, Harzungen, Bergen-Belsen, Dachau, Buchenwald, des mots en marche jusqu’à Theresienstadt – Terezin. Certains d’entre eux ont pris la parole ce soir-là. Ils n’avaient pas de question à poser. Comme tous les témoins de drames marquants, ils tenaient à témoigner, à créer l’empathie. L’un d’entre-eux s’est longuement exprimé, créant un contrepoint ému au récit de l’écrivain.
J’ai lu Boris Pahor à plusieurs reprises. « Arrêt sur le Ponte Vecchio », « La Villa sur le lac », « Le jardin des plantes ». Comment imaginer que cet écrivain qui parlait de l’amour, évoquant souvent les moments où des jeunes filles, puis des femmes plus jeunes que lui, offrirent leur visage, puis leur corps à sa souffrance, pouvait franchir le siècle cette année, dans quelques mois ? Des êtres doux, admiratifs, amoureux, parfois rebelles dont je me remémore les paroles et qui pouvaient tout lui offrir, tout partager, sans pouvoir toutefois consoler un corps dans lequel se sont inscrites définitivement les « humiliation et les offenses » comme dans le roman de Dostoïevski qu’il aime à rappeler ; sinon à citer.
« Le vieillard se dirigea vers la confiserie ; il avançait d’un pas lent et incertain, déplaçant ses jambes comme des morceaux de bois, sans les ployer ; il était courbé et frappait de sa canne les pierres du trottoir. De ma vie je n’avais vu figure si étrange, et toutes les fois qu’il m’était arrivé de le rencontrer chez Müller, il m’avait douloureusement impressionné. Sa taille haute, son dos voûté, son visage de quatre-vingts ans qui avait quelque chose de cadavéreux, son vieux paletot, déchiré aux coutures, son chapeau rond, froissé, pouvant bien avoir vingt ans de service, et couvrant sa tête dénudée, qui avait conservé sur la nuque une touffe de cheveux jadis blancs, et jaunâtres aujourd’hui, ses mouvements d’automate, tout cela frappait involontairement ceux qui le rencontraient pour la première fois. C’était, en effet, quelque chose d’étrange que de voir ce vieillard se survivant, pour ainsi dire, seul, sans surveillance, et ressemblant à un fou échappé à ses gardiens. Il était d’une maigreur inouïe, il n’avait pour ainsi dire plus de corps : on aurait dit une peau tendue sur des os. » Ces mots de l’auteur russe prennent ce soir, quand j’écris, après cette rencontre un peu irréelle dans une librairie de Strasbourg, un accent particulièrement étrange.
Comment ne pas penser en effet en permanence à l’âge où le corps commence à s’évanouir, au moment on l’on écrit et quand on parle à son propre corps « humilié et offensé », quand on a échappé à la mort dans l’armée italienne, en Lybie, puis de nouveau en luttant contre le fascisme à Trieste, puis en parcourant, avec un triangle rouge, toutes les composantes de l’horreur concentrationnaire dans la dernière année de la guerre, en mangeant peu, en travaillant sans trêves, en marchant vers nulle part, puis en guérissant peu à peu d’une maladie pulmonaire à Villiers-sur-Marne ? Quand ni Dieu ni Diable n’a voulu de vous, quand ils se sont détournés en disant : pas celui-là, pas aujourd’hui, il a tant à écrire…et à penser, la tête claire pour ce qu’il doit encore dire et raconter.
Photo de Trieste en 2013 Rob.
Je regarde ou plutôt je lis des articles sur Pahor en préparant ce texte. Des articles écrits après qu’il ait présenté l’un de ses livres, dans d’autres librairies. Je vois bien qu’il sait toujours ce qu’il veut dire et qu’il n’a pas besoin d’interlocuteur pour l’aider à commencer ou pour lui demander des précisions. Qui oserait l’interrompre, en effet ? Même quand ses paroles sont dures, violentes entre ses lèvres qu’il caresse régulièrement, pour les humecter. Même quand elles devraient susciter de longues discussions. Qui aurait envie de contredire un siècle ? De contredire Ulysse quand il raconte son Odyssée ?
Quand il évoque les confinati : « Les Italiens ont tout promis et rien donné. Ils ont interné près de mille hommes de culture slovène en Sardaigne. » Pour lui, c’était hier, là aussi. Quand il affirme qu’il ne faut pas que la Shoah masque la multitude et la variété des exterminations raciales et politiques « Moi, je ne veux pas être englobé dans l’Holocauste. On a tout centré sur la tragédie juive, qui est incroyable, mais il n’y a pas de raisons de ne pas parler de nous. » Nous, c’est-à-dire un demi-million de morts, prisonniers politiques, Tsiganes, homosexuels… tous « les camarades réduits en cendres, pour leur honneur, mais surtout pour rappeler à la conscience des hommes la valeur de leur sacrifice qui, plus encore que le sacrifice au combat, touche au patrimoine de l’humanité » (Pèlerin parmi les ombres).
Je l’ai intensément regardé et écouté. Comme j’ai écouté avec une incrédule admiration, il y a quelques jours Irma Miko née en 1914 à Czernowitz dans ce même Empire austro-hongrois, mais à l’extrême nord de l’Empire et à laquelle le cinéaste Yonathan Levy a consacré en 2010 un portrait sensible et familial « Das Kind ».
Le film était présenté à l’Odyssée dans le cadre du « Cinéma des Deux Rives fête l’Europe » en présence du documentariste le 4 mai dernier (et y est encore projeté encore jusqu’au 21 mai). Il n’a pas encore reçu son visa d’exploitation.
Tout part d’une ville dont les noms s’alignent comme des pans d’histoire : En russe : Черновцы ; en roumain : Cernăuți ; en allemand : Czernowitz ; en polonais : Czerniowce. Les langues disent mieux qu’un commentaire historique !
Comme Irma Miko, Paul Celan y est né.
Militante à Bucarest, résistante en France dans une mission des plus dangereuses : enrôler les soldats allemands dans la Résistance française, prise dans les deux cas dans la profondeur d’une foi communiste où elle pousse son premier mari vers les Républicains espagnols, elle témoigne de l’exigence d’une mission de civilisation qui se brise un jour sur la glaciation de Staline découpant la Bessarabie en morceaux disjoints et profondément séparés, encore aujourd’hui.
Juive, pianiste, qui échappe à tout elle aussi et qui, aujourd’hui encore éblouit ses enfants en interprétant « La Tempête », cette sonate de Beethoven qui fait venir les larmes à ces jeunes vieillards qui sont nés d’elle. Et qui nous émeut par ce jeu exigeant, comme lorsqu’elle passe sans transition du français au roumain puis du roumain à la langue germanique! Elle dont la ville est aujourd’hui ukrainienne et dont l’ancienne capitale est revenue au libéralisme aveugle. Elle dont la vie continuera de s’écouler dans une autre capitale où elle se sent encore aujourd’hui étrangère. « Quand on parle de la maison, on parle de Czernowitz ». Plus de soixante ans pourtant qu’elle habite à Paris.
Si le film est modeste, c’est que, comme « Casa Nostra » de Nathan Nicholovitch, il est autoproduit. Un fils voulait garder un témoignage du parcours de sa propre mère et revenir avec elle, par étapes vers sa ville natale. Mais de ce film qui aurait dû rester intime est née, par la grâce du metteur en scène, une œuvre qui a valeur de symbole universel et qui témoigne surtout d’un regard en train de naître à la maîtrise du cinéma.
Un peu comme dans le film de Nathan Nicholovitch, la scène théâtrale prend une place essentielle dans le documentaire, à la seule différence qu’ici les membres de cette maison commune ne sont pas des acteurs, mais des relations proches ou lointaines et des témoins qui ne jouent pas. La seule actrice est la petite-fille d’Irma qui lit des fragments de mémoire. Du coup c’est elle qui, en jouant, devient ce symbole universel et qui concentre sur elle ce moment où un individu cesse d’être unique et entre dans l’Histoire. L’Histoire, celle dont nous avons absolument besoin pour ne pas oublier.
Un regard sur les autres, certes, mais aussi un regard sur les villes étapes : Paris – Bucarest – Czernowitz.
Paris, devenue ville patrimoine où la mémoire s’est enfouie sous les décors touristiques et les allures organisées de cartes postales universelles. C’est ainsi que Yonathan Levy prend le parti pris de la filmer, dans la joliesse du soleil.
A Bucarest par contre la mémoire s’accroche encore aux murs, vient prendre la place des panneaux publicitaires géants qui ont gagné la ville en recouvrant des immeubles entiers où les symboles de la folie ordinaire n’ont pas disparus. Cette projection, cette superposition est certainement une des grandes réussites des séquences du film qui sont consacrées aux retrouvailles d’Irma avec ses amis, avec les responsables du théâtre juif, avec ceux qui ont bien du mal à comprendre comment et pourquoi leurs convictions communistes anciennes reviennent en surface comme un Eden perdu, quand la pauvreté les prend.
Ces séquences, qui traversent des lieux qui me sont chers, m’ont bien entendu mis en cause personnellement, mais elles m’ont aussi ramené à un autre documentaire que l’ai évoqué quand je l’ai découvert en 2009. un film où un fils – Albert Solé – et sa mère redécouvrent Bucarest où il est né. Cete oeuvre sensible sur la mémoire perdue d’un homme qui souffre de la maladie d’Alzheimer est consacré à Jordi Solé Tura, communiste catalan, ancien ministre de la culture espagnol, décédé depuis le film et l’un des pères de la Constitution démocratique. Irma bénéficie par contre d’une mémoire intacte, d’une mémoire inquiète mais tellement bienveillante…
A Czernowitz, dernière étape du voyage, c’est comme si le calme était revenu. C’est là que la mémoire de la Shoah se présente pourtant avec la plus grande violence. C’est là qu’une grande partie de la famille a disparu. Les uns abattus dans la forêt, les autres déportés en Transnistrie. C’est aussi là que les confidences, énoncées pourtant avec calme sont les plus terribles.
Voilà donc deux enfants contemporains qui au tournant de leur centenaire continuent de parler de leur enfance et de cette vie qu’ils ont construite pour nous et pour nos propres enfants et aussi pour ceux qui naîtront d’eux, comme si elle était toujours là, présente comme l’mage permanente d’un éblouissement d’avoir autant vécu, d’avoir autant aimé, d’avoir autant pris de risques.
Mémoires vives, brillantes, pétillantes, des ponts de l’Europe.
A lire : Boris Pahor ou l’originalité de la littérature slovène de Trieste. Antonia Bernard. Revue des études slaves. 2002. Volume 74.
Wikipédia : « À la suite du conflit russo-turc, à partir de 1775, la ville de Cernăuți, alors moldave, est annexée comme toute la Bucovine par les Habsbourg d’Autriche, et prend le nom de Czernowitz. Elle reçoit alors de nombreux colons Autrichiens, Juifs, Polonais et Ukrainiens de Galicie, et devient en 1849 la capitale du duché de Bucovine, mis en place par la constitution de l’Autriche du 4 mars 1849. Lors de la dissolution de l’Empire d’Autriche-Hongrie en 1918, Czernowitz revient à la Roumanie et reprend le nom de Cernăuți. Elle devient soviétique le 28 juin 1940 à la suite du pacte Hitler-Staline : selon les dispositions de ce pacte, les Autrichiens sont tous transportés vers l’Allemagne ; par ailleurs, environ 25 000 Roumains sont déportés vers le Kazakhstan. Reprise par les Roumains sous le régime Antonescu allié de l’Allemagne nazie en 1941, elle voit cette fois l’armée roumaine déporter en Transnistrie les Juifs de la ville, à l’exception des 16 000 sauvés par le juste Traian Popovici, maire de la ville. Après que la Roumanie a rejoint les Alliés le 23 août 1944 Tchernivtsi est occupée par les troupes de l’Armée rouge et prend le nom russe de Tchernovtsy (Черновцы). Elle fait partie de la République socialiste soviétique d’Ukraine (RSS d’Ukraine) à partir de 1947, sous son nom ukrainien de Tchernivtsi (Чернівці), jusqu’à la dislocation de l’Union soviétique en 1991. Depuis, elle est une ville d’Ukraine. À l’exception d’une petite minorité roumaine, sa population est aujourd’hui presque entièrement ukrainienne, mais il n’est pas rare que des touristes descendant des Autrichiens ou des Juifs de la ville viennent la visiter.