Chez le dépressif, la tristesse et la déprime ne sont pas passagères. Le dépressif peut ne plus arriver à anticiper, avoir des troubles du sommeil, insomnies ou hypersomnies. Il peut être angoissé, fatigué, découragé. Il peut manquer d'appétit. Il peut avoir des envies de suicide. Chez lui, une souffrance physique peut masquer une souffrance morale plus profonde.
A ces aunes-là, Ted Foster, le personnage du dernier livre de Jon Ferguson, souffre-t-il de dépression? Rien n'est moins sûr.
En tout cas sa "dépression" n'a rien à voir avec le fait qu'il est malheureux en second mariage, qu'il a la cinquantaine, qu'il a un métier ennuyeux, que le monde est un cloaque: à son âge, cela n'émeut plus.
Non, sa "dépression" a à voir avec le serpent qu'il a vu mort, écrasé, sur un trottoir, et dont les restes avaient complètement disparu à son troisième passage, deux jours plus tard.
Cette disparition du serpent lui fait prendre conscience qu'il est le dernier lien du serpent avec le monde des vivants. Il arrête de parler. Il fixe, sans mot dire, pendant une année et demie, un mur de l'asile psychiatrique dans lequel on l'a interné.
Il y a en fait un avant et un après le serpent. Avant le serpent, il a mené deux ou trois années parmi les plus arides de son existence, sans s'en rendre compte. C'est ainsi qu'après la naissance de sa fille Gloria, sa femme Glenda n'a plus considéré qu'il avait un corps:
"Je suppose que certains s'habituent à l'abstinence. Moi, je n'ai jamais pu."
Après le serpent, la routine est rompue. Il peut réfléchir dans le plus grand mutisme, pendant dix-huit mois, à tout ce qu'il a accepté du monde sans le remettre en cause, à l'exception des mercis qu'il adresse à l'infirmière mexicaine, Maria, qui interrompt habilement sa chasteté involontaire.
Ted met "entre parenthèses tout ce qu'on [lui] avait enseigné des gens et de la vie". Avant le serpent, il s'est mis à observer les hommes qu'il n'a plus vus "comme la progéniture de Dieu ni comme la crème du monde animal":
"Nous sommes tellement anthropocentriquement aveugles que nous nous accrochons encore à "la création" ou à "l'évolution"."
Parce qu'il dit un jour à une infirmière, qui n'est pas Maria, qu'il trouve merveilleux les draps de l'institution, sa parole retrouvée (grâce à son désir de revoir sa fille) le conduit à la sortie, pour bonne conduite, non sans avoir bavardé pendant deux semaines avec le docteur Baker qui s'occupe de son cas.
Les dialogues avec le docteur éclairent le lecteur sur sa vision anti-conformiste du monde qu'il a échafaudée pendant son année et demie de silence et c'est instructif. Avec son psychiatre, il parle notamment de la folie en ces termes:
"[L'homme] est ce qu'il est. La folie n'a rien à voir avec lui. Je dirais que nous sommes "limités". C'est le mot. Et nous sommes trop stupides pour comprendre que nous sommes limités."
Une fois sorti, il peut retrouver sa fille:
"Ma fille était bien restée comme dans mes souvenirs. J'étais bien à l'asile de fou, mais au bout
du compte, ça valait la peine de recommencer à parler."
Sa vie change du tout au tout. Ted est bien dans l'après serpent... Encore que la tentation n'est jamais loin de penser débile:
"Le crétin que je suis ne se souvient déjà plus des vérités qu'il proférait à l'asile de fou. Je porte un jugement sur le monde comme n'importe quel débile qui n'a pas pris le temps de penser à la vie."
Ce livre apparaît donc comme une longue fable originale sur l'humaine condition. Le lecteur n'est évidemment pas obligé d'adhérer aux considérations sur elle que l'auteur lui transmet par la voix de son personnage, mais il trouvera, quoi qu'il en soit, dans ses propos désabusés, matière à amples réflexions. Sans pour autant s'ennuyer un seul instant.
Francis Richard
La dépression de Foster, Jon Ferguson, 168 pages, Olivier Morattel Editeur