Mon avis :
Dès son plus jeune âge, l’entourage du petit garçon s’étonna des quelques particularités que possédait l’enfant. Outre le fait qu’il naquit les lèvres scellées comme s’il ne voulait en aucun cas montrer à son entourage ce qu’il cachait à l’intérieur, il possédait également une force de concentration hors du commun. Il n’était pas rare qu’il passe plusieurs journées à manipuler un objet sans que personne ne puisse le détourner de sa tâche. Personne à ce moment ne pouvait se douter que cette particularité allait faire de lui une personne convoitée par les plus grands joueurs d’échecs du moment.
En effet, par un pur hasard, le petit garçon rencontra l’homme qui allait lui apprendre les rudiments du jeu d’échecs. Ce professeur improvisé était en fait un homme à tout faire vivant dans un autobus aménagé en vraie petite maison et qui possédait en son centre, bien mis en évidence, un étrange échiquier d’un modèle assez rare qui lui servait également de table. C’est sur cet échiquier plein de charme que le petit garçon aux lèvres duvetées devint le petit joueur d’échecs. Ce fut le début d’une étrange carrière de joueur qui l’emmena d’abord dans un club très fermé appelé « Le Club du Fond des mers » pour ensuite s’installer plus durablement à « La résidence Senior étude », un foyer pour personnes âgées situé à flanc de colline, dans des montagnes qui s’étendaient au nord-ouest d’une agglomération urbaine peu connue. Ces durant ces années que le petit garçon fut affublé du nom emblématique de « Little Alekhine », en référence au prestigieux joueur d’échecs franco-russe Alexandre Alekhine qui fut champion du monde dans les années 1920-1940.
Sans être tout à fait évident, on peut considérer que le petit joueur d’échecs est un enfant autiste, en tout cas il en possède quelques caractéristiques. Tout d’abord, il est né avec la bouche cousue, ce qui chez OGAWA est une façon toute personnelle de nous dire que « Little Alekhine » est un enfant destiné à vivre dans un monde fermé et relativement feutré. Même si on l’opère pour lui entrouvrir les lèvres afin de lui permettre de s’exprimer par la parole, il reste marqué par ce début de vie silencieux et marginal. En outre, on découvrira vite que cet enfant a un don de concentration hors norme, ce qui lui permettra de devenir assez facilement un excellent joueur d’échecs ; là encore, on ne peut s’empêcher de faire l’analogie entre ce don et ces enfants autistes capables d’exploits mathématiques ou autres qui laissent pantois bon nombre de spécialistes du cerveau humain qui tentent d’expliquer ces phénomènes du mieux qu’ils peuvent. Ensuite, il y a cette fameuse marionnette dans laquelle « Little Alekhine » s’installe à chaque fois qu’il doit mener un combat contre un joueur hors-norme ou quelconque, cette marionnette qui sert de carapace à ce petit enfant qui craint de grandir et qui n’ose s’exposer au grand jour.
Quoi de plus évident pour l’auteure japonaise, attachée à la fois aux objets et à la psychologie humaine, de matérialiser cet autisme infantile présumé en employant comme vecteur littéraire cet automate-marionnette joueur d’échecs turc construit à la fin du XVIIIe siècle et qui se révéla être une énorme supercherie.
OGAWA joue sur le monde imaginaire de « Little Alekhine » mis en relation avec un monde adulte qui accepte de bonne grâce une supercherie connue de tout le monde, tout comme ces parents qui rentrent dans la vie de leurs enfants en acceptant sans concessions leur imaginaire.
« Le petit joueur d’échecs » est un roman fourmillant d’un nombre étonnant d’idées plus ingénieuses les unes que les autres. Les admirateurs de l’auteure y retrouveront ce magnifique imaginaire qu’elle décrit depuis la fin des années 1980 sans faiblir et qu’elle ne cesse d’améliorer avec une constance et une persévérance surprenantes. « Le petit joueur d’échecs » devrait plaire à ses lecteurs assidus tout comme aux personnes qui voudraient la découvrir sans craindre de se retrouver dans un univers trop opaque, « trop japonais » ou encore apparemment inaccessible.