Il existe des troupes d'assaut, des chars d'assaut. Mais des coeurs d'assaut?
Quel est l'objectif de ces coeurs d'assaut qui donnent leur titre au roman de Véronique Emmenegger?
Un petit bébé, un petit enfant.
En effet plusieurs mères, et pères, vont se disputer ce petit bout d'homme, sans beaucoup d'humanité.
Angela couche avec un trapéziste. Le premier coup est le bon et elle accouche quelques mois plus tard d'une crevette. L'accoucheur, une armoire de deux mètres, la rassure:
"Quarante centimètres pour deux kilos, ça lui apprendra de sortir avant d'avoir été sifflé. Regardez-moi cette teigne. C'est le genre de morveux qui s'accroche. Ça, c’est du microbe télescopique qui se dépliera très vite."
Angela a accouché sous X. Elle abandonne son petit Jean-Jean parce qu'elle ne veut pas lui offrir une vie de misère. C'est le commencement d'un abandon à répétition.
En dehors de sa vraie mère, "l'unique, la grande inconnue", il en aura deux autres.
Ramona est sa mère
nourricière, celle qui l'adopte:
"Celle qui s'occupait officiellement de lui, mais ne faisait pas de câlins.Les rapprochements humains, sa hantise, abîmaient sa permanente."
La Marthe est sa maman de jour et, même une fois, de nuit, mémorable:
"Usine à bisous et à mots doux, cajoleuse hors pair, gratteuse de dos, préparatrice de tartes géantes, toujours en train de crier après quelqu'un sans jamais lui en vouloir, mais totalement détachée affectivement."
Humphrey et Ramona
n'ont pas réussi à pondre un rejeton. Leur vie de couple, prometteuse de galipettes, s'est arrêtée net sur cet échec. Alors ils adoptent Jean-Jean, qu'ils rebaptisent plus simplement
Jean.
Consuela, leur aide de maison, n'aime pas les enfants. Elle a déjà donné et a dû s'occuper de ses cinq frères et soeurs, sa mère étant dépressive. C'est dire si elle accueille à bras fermés le petit Jean, que Ramona lui confie pour donner ses tâches premières à une autre.
Consù tend un piège à Humphrey, alors que Ramona est de sortie. D'aguicheuse, le déshabillé ouvert, elle devient l'aguichée, lorsque sa patronne, de retour inopiné, la surprend dans une posture sans équivoque avec son mari.
Mais la complicité des deux femmes s'effiloche, car Humphrey adopte une attitude décontractée à leur égard, qui les déstabilise. De plus, il se prend d'affection pour Jean, avec lequel il s'entend bien et qui, un beau jour, ose dire non fermement à Ramona, sans ciller.
C'est alors que Ramona décide de confier Jean pendant la journée à la Marthe, qui s'occupe de trois autres gaillards, Igor, quatorze ans, Pablo, treize, et Eugène, dit Einstein, dix, sous la figure grimaçante en permanence, à la suite d'un "accident", de Simon, dit Oncle Grimm'.
La vie de Jean devient "cousue de contrastes", bipolaire. Jean passe la nuit dans "un appartement bourgeois, feutré, tentures et meubles en acajou" et le jour dans un univers chaotique, où sont poussés des cris permanents et où règne "la brutalité d'un monde de couilles". Dans ce dernier univers, une cahute, au bout d'un terrain vague, Jean est confronté aux autres et s'adapte plutôt bien ...
Les événements se précipitent et prennent une tournure dramatique et assez farce, voire rocambolesque, quand Martial, le jumeau de Simon, fait son apparition à la cahute un beau soir où, pour la première fois, Jean est confié pour la nuit à la Marthe...
Dès les premières pages du roman, le ton est donné. Les phrases courtes et assassines crépitent, assaisonnées d'humour ravageur. Ce ton se poursuit tout le long du livre qui se lit d'une traite et qui nous raconte le curieux apprentissage de la vie, pendant ses cinq premières années, d'un enfant abandonné à répétition, sans être totalement livré à lui-même.
Cet enfant est bien le "microbe téléscopique" qu'avait tout de suite repéré le médecin qui l'avait balancé par les pieds sous le nez de sa vraie mère, Angela, à sa naissance. Il s'accroche bien à l'existence comme une teigne.
Cependant il est à
craindre que d'"avoir trois mères à lui tout seul" ne suffise pas à faire taire au fond de lui un grand vide intérieur.
Francis Richard
Coeurs
d'assaut, Véronique Emmenegger, 182 pages, Editions Luce Wilquin