Un ancien ministre déjà entaché par un scandale, un puissant lobby, des soupçons de conflits d'intérêt, et un marché souterrain qui échappe à tout contrôle. Le dernier scénario d'une série télévisée à succès ? Non, une nouvelle étape dans les conquêtes du trust de l'édition française...
Où l’on reparle d’Hervé Gaymard
Certes, le scandale par lequel a été diffusé l’information invalide peut-être toute étape législative à cet avant-avant-projet. La question écrite du tristement célèbre ex-ministre de l’économie Hervé Gaymard, adressée à la ministre de la culture Aurélie Filippetti, était de celles qui souvent préludent à une proposition de loi soutenue par l'opposition comme par le gouvernement, au nom du consensus et des intérêts économiques supérieurs du monde de l'édition. Le scandale, c’est qu’Hervé Gaymard siège depuis mai 2008 au conseil d’administration du groupe Dargaud, et que l'hyperactivité législative du député de Savoie quant à l'industrie du livre remonte justement à 2008, avec quatre textes de loi déposés. De forts soupçons de conflits d'intérêt pèsent donc sur le projet dont il est ici question.
Si l’inquiétude demeure toutefois, c’est que ce type de mesure est tout à fait de celles que la ministre s’est habituée à défendre, elle qui soutient notamment l’application d’un prix unique identique pour les versions numériques des livres, alors même que les coûts sont évidemment différents, ainsi que le produit lui-même (que l'on ne peut pas revendre d'occasion, justement). De fait, en Mme Filippetti, le secteur français de l’édition a trouvé une interlocutrice de choix (comme d’ailleurs la plupart des industries dites culturelles, et contrairement aux acteurs de la politique culturelle stricto censu). Une politique purement sectorielle, comme l'a déjà souligné La Brèche : le ministère de la culture, sous le gouvernement Ayrault plus que jamais, n’est rien d’autre qu’un ministère des divers lobbies qui y sont reçus.
Une mesure économiquement injuste
De quoi s’agit-il donc précisément ? Voici l’intégralité de la question posée par Hervé Gaymard (n° 25761, parue au JO du 30 avril 2013) :
« M. Hervé Gaymard appelle l'attention de Mme la ministre de la culture et de la communication sur le marché du bien culturel d'occasion. Alors que le développement du marché du livre numérique mobilise l'ensemble des acteurs, soucieux à juste titre d'une répartition équitable des profits, se développe depuis plusieurs années un nouveau marché de l'occasion qui enrichit tous les acteurs à l'exception notable des auteurs et des éditeurs, pourtant les premiers concernés. Hier marginal et cantonné aux vide-greniers et aux bouquinistes, le marché de l'occasion représente aujourd'hui plus de 42 % des ventes de livres, et ses acteurs, Amazon, Priceminister, la FNAC ou Ebay touchent des commissions sur chaque vente et sont soumis pour partie à la TVA. Au contraire, ceux qui ont créé et édité les livres vendus ne perçoivent aucun bénéfice de cette exploitation et voient même leur chiffre d'affaires amputé de recettes non négligeables. À l'heure actuelle, pour les achats de livre sur les sites de la FNAC ou d'Amazon par exemple, l'occasion est systématiquement proposée à côté du produit neuf. Dans le secteur des jeux vidéo, plus de la moitié des jeux sont achetés d'occasion. Or selon qu'un ouvrage est vendu ou revendu, les acteurs de la transaction diffèrent fortement. Ainsi, dans le cas de la vente d'occasion, seuls le libraire, le site, le vendeur et l'État, dans une moindre mesure, touchent un pourcentage. Face au développement de cette vente d'occasion, les créateurs, les auteurs et les éditeurs sont donc fortement pénalisés. Les premiers sont en effet privés d'une part non négligeable de leurs droits d'auteur et les seconds voient baisser significativement leurs ventes moyennes, rendant leurs coûts de création de plus en plus difficiles à amortir. Si cette pratique n'est pas réglementée en faveur des propriétaires des œuvres, c'est tout le secteur de l'édition qui, à l'instar de l'industrie du disque face au téléchargement illégal, est menacée. Face à cette situation, l'instauration d'une contribution sur les ventes et les achats d'occasion, à l'image de ce qui se fait déjà pour les prêts en bibliothèque ou pour les œuvres photocopiées, pourrait constituer une solution simple et équitable permettant de sauver la création. Cette contribution, imputable également aux ventes d'occasion de jeu vidéo, permettrait de donner aux éditeurs les moyens de pérenniser l'emploi en France et, ainsi renforcés, de participer à la compétition internationale et au rayonnement de la culture française à l'étranger. Il souhaiterait donc que lui soient précisées les mesures envisagées sur ce sujet par le Gouvernement. »
L’argument est bien rodé, c’est d’ailleurs le même qui fonde toujours les diverses taxes et autres prolongations de droits d’auteur. Des profits « échapperaient » aux créateurs de richesse que sont les auteurs. Ainsi, selon le député UMP, « ceux qui ont créé et édité les livres vendus ne perçoivent aucun bénéfice de cette exploitation et voient même leur chiffre d'affaires amputé de recettes non négligeables ».
Ce discours atteint ici une absurdité extrême. En effet, les bénéfices de la revente du livre n’échappent en rien aux auteurs, puisqu’ils ont déjà été effectués lors de l’achat initial. Un lecteur A achète le dernier livre de Hervé Gaymard, qui lui coûte 20 euros. Sur ce livre, en simplifiant, l’auteur (dans la moyenne des rémunérations) touche environ 2 €, l’éditeur et le distributeur (probablement le même groupe) se répartissent environ 8 €, le coût d’imprimerie représente 2 € environ, et ainsi de suite. Le lecteur A, ayant terminé avec peine sa lecture, ne voit aucun intérêt à conserver l’ouvrage, et décide donc de le revendre sur un site internet. Après avoir diminué plusieurs fois le prix, un autre lecteur se décide à acheter le livre à 5 €. Sur ces 5 €, la totalité reviennent au précédent lecteur, moins une commission (environ 1,75 €) pour le site vendeur. Doit-on considérer que ces 5 € ont été volés à l’auteur, à l’éditeur, au distributeur, à l’imprimeur ? Tous ont déjà été rémunérés lors du premier achat. Notons d’ailleurs au passage que l’imprimeur n’a pas réimprimé le livre, ou encore que le distributeur ne s’est pas chargé de le remettre en vente.
Aussi instaurer une taxe sur le livre d’occasion reviendrait-il à estimer que notre lecteur A ne serait pas totalement propriétaire du livre qu’il a acheté au départ, et qu’il devrait donc payer un droit pour le céder, alors même qu’il a déjà payé le livre et l’ensemble de la chaîne de production lors de l’achat initial, et que la seconde transaction implique qu’il renonce totalement et définitivement à sa possession. On notera d'ailleurs la très subtile comparaison d'Hervé Gaymard entre le marché du livre d'occasion et le téléchargement illégal de fichiers musicaux (au fond, M. Gaymard ne souhaiterait-il pas interdire tout simplement la revente de livres d'occasion ?). La seule solution pour satisfaire M. Gaymard serait d'inventer un livre à usage unique. Qu'il se rassure, c'est techniquement possible à l'époque du numérique...
Un cadeau à l’industrie du livre
Il est intéressant de noter que la proposition esquissée par Hervé Gaymard est effectuée pour le marché du livre, pour des articles revendus à quelques euros tout au plus, et non par exemple pour le marché de l’art, alors que, là également, l’artiste ne touche aucune redevance lors de la revente de ses œuvres, même si sa cote monte en flèche et que des fortunes sont effectuées sur son travail sans qu’il n’en bénéficie en rien. De fait, on sait bien que cette mesure serait mal reçue par les collectionneurs d’art, dotés d'un pouvoir de rétorsion dont les lecteurs, qui ne peuvent négocier le prix d’achat de leurs livres neufs, seraient bien incapables. Il en va d'ailleurs de même pour les acheteurs de jeux vidéo d'occasion, également concernés par la question d'Hervé Gaymard (qui aurait aussi pu y ajouter les disques, DVD, chaussures, fripes et meubles en tous genres afin de lever tout soupçon quant à son intérêt pour le livre).
Bien évidemment, la mesure défavorise également tous les vendeurs de livres d'occasion. Or, pour ceux-ci, les plateformes de revente d'Amazon et d'autres sites marchands sont une aubaine. En effet, de nombreuses librairies spécialisées dans l'occasion parviennent, en mettant en vente leurs articles sur internet, à équilibrer une activité de moins en moins rentable par le seul biais de leur boutique, et à toucher une clientèle nationale, voire internationale. La majorité des ventes de livre sur internet sont ainsi effectuées tout simplement par des bouquinistes tout ce qu'il y a de plus traditionnels et consciencieux, et qui par ailleurs paient déjà leurs impôts et autre TVA comme toute entreprise.
En revanche, cette nouvelle mesure permettrait au marché du livre d’être un peu plus contrôlé encore par les grands groupes de l’édition et de la distribution, dans un secteur toujours plus concentré. Non seulement ces groupes profiteraient majoritairement de cette redevance (voire uniquement, dans le cas des ouvrages du domaine public), mais une telle mesure permettra mécaniquement une augmentation des prix de l’occasion aussi bien du neuf, les deux marchés étant naturellement liés. Le tout, dans l’un des pays où le livre est déjà le plus cher.
Quant à Hervé Gaymard, qu'il se rassure, il ne perd pas beaucoup de droits d'auteurs dans la revente de ses livres. Sur Amazon.fr, ses livres sont proposés d'occasion à partir d'un centime d'euro. Faudra-t-il un impôt négatif pour que les livres dont personne ne veut trouvent enfin preneur ?
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