‘Désengagement’ : l’engagement d’Amos Gitaï

Publié le 06 avril 2008 par Yguerda

 

Désengagement‘, d’Amos Gitaï, Israël, 2007, 115 mn.
Dernier volet de la “Trilogie des Frontières”,
après ‘Terre Promise‘ et ‘Free Zone‘.
Avec Juliette Binoche (Ana), Liron Levo (Uli), Jeanne Moreau,
Amos Gitaï, Hiam Abbass et Barbara Hendricks.
Sortie officielle en France : le 09 avril.

CRITIQUE. L’entrée en matière est fulgurante. Un franco-israélien et une néerlando-palestinienne dans un couloir de train. Ils discutent, partagent une cigarette. “Rien de politique“, affirme l’une. “Oui, on est juste dans le même train ; il n’y a rien de symbolique là-dedans“, renchérit l’autre. Ces répliques sonnent comme un avertissement de début de film : “le film que vous allez voir est dépourvu de tout message politique”. Rien de symbolique, et pourtant, les deux personnages s’embrassent et ce faisant, abolissent les frontières.

Le spectateur est ensuite emmené à Avignon. La France, la vieille Europe : la lourdeur, le poids. Un père est mort. Sa fille, Ana, s’en réjouit presque, et parle de quitter son mari à son demi-frère, Uli, venu d’Israël pour les funérailles. D’emblée, l’atmosphère est pesante. On étouffe. On ressent le malaise d’Ana, qui chante, chahute, rit telle une enfant et frôle l’inceste avec son frère ; tentative de fuir une existence et une réalité qui la lassent.

Je pense qu’Ana s’ennuie et recherche le changement. Elle a de vraies références culturelles (le texte de Shakespeare), mais à ce moment de sa vie, elle est lassée de tout cela. Les rencontres intellectuelles ne la satisfont plus. Elle a besoin d’une véritable rencontre émotionnelle, d’une rencontre physique, concrète“, explique le réalisateur.

Entrecoupée d’explosions esthétiques, comme les chants funèbres de Barbara Hendricks, toute cette première partie du film semble surréaliste et se déroule dans la lumière d’un crépuscule quasi-permanent. Cette première partie est longue et difficile pour le spectateur, qui ne voit pas très bien où Gitaï veut l’emmener, mais elle représente la vision que le réalisateur a de l’Europe.

L’heure de la lecture du testament arrive, qui poussera Ana à suivre Uli dans la bande de Gaza. Elle, elle doit y retrouver sa fille abandonnée vingt ans plus tôt dans une colonie ; lui, il fait partie des forces policières chargées de mener à bien le désengagement prévu par Ariel Sharon. C’est alors que se déroule la seconde partie du film, bien plus réelle et brutale que la première. Le film prend du rythme ; les personnages, de l’ampleur. Ana, venue régler sa propre histoire personnelle, se retrouve prise au piège de l’Histoire collective, et se voit soudain forcée de faire face à la réalité.

C’est une expérience que je constate souvent en Israël : des gens qui arrivent à Tel-Aviv, qui adorent Tel-Aviv, parce que les drames y sont toujours extériorisés. C’est un peu volcanique là-bas. Ici, dans cette Europe, vieille, lourde de mémoires et d’objets, de palais magnifiques, ce n’est pas pareil. J’ai eu envie de montrer ce contraste entre l’expérience européenne et l’expérience israélienne“, expliquait le réalisateur lors du huitième festival du film israélien.

Une opposition qui trouve sa cristallisation dans l’architecture des bâtiments (notons au passage que la formation première d’Amos Gitaï est justement l’architecture). L’Europe, ce sont les châteaux séculaires chargés d’Histoire ; face à eux, il y a les petites maisons préfabriquées que l’on détruit en un instant, d’un coup de pelleteuse.

La première partie du film n’est toutefois pas totalement détachée de la deuxième. D’une certaine façon, elle annonce la seconde. Par le chant de Barbara Hendricks d’abord, “der Abschied”, qui signifie “adieu” en allemand : adieu au père, adieu à l’Europe, adieu à la terre que Dana, la fille d’Ana, devra quitter, bien qu’elle y soit née. Ensuite, par le départ précipité d’Ana de sa vieille maison familiale qui, indéniablement, annonce un autre départ précipité : celui des colons de la bande de Gaza. Enfin, par l’atmosphère conflictuelle d’Avignon, qui annonce la pression à laquelle devront faire face les différents personnages, une fois arrivés à Gaza.

Les films d’Amos Gitaï étonnent, entre autres, parce qu’il prend le temps. Le temps de saisir et de montrer. Le temps de filmer l’homme dans sa première prière du jour (’Kadosh‘) ; le temps d’observer la jeune femme qui pleure dans une voiture (’Free Zone‘) ; le temps d’espionner deux personnes faisant l’amour tandis que, dehors, on sonne la mobilisation (’Kippour‘). Dans ‘Désengagement‘, Gitaï prend le temps de filmer le chant funèbre. Il prend le temps de montrer l’étreinte -pudique- d’une mère et de sa fille. Ce luxe du temps, peu de réalisateurs se l’octroient. Et chez Gitaï, on est tenté d’y voir la représentation de la vérité.

Il y a, par ailleurs, quelque chose de profondément désespéré dans ‘Désengagement‘. Peut-être est-ce dans le personnage d’Ana, interprété par la-toujours-remarquable-Juliette-Binoche, qui se rend en Israël pour donner un sens à sa vie. Ou dans l’inéluctabilité d’un retrait qui ne pouvait que mal se passer. Ou dans le poids porté par des personnages devenus malgré eux les acteurs de l’Histoire avec sa grande hache. Ou encore dans le réalisme absolu des scènes filmées par l’oeil de Gitaï, le documentariste. Quelque chose, il y a quelque chose de cruel.

Désengagement‘ est, malgré ses maladresses, l’un des plus beaux films d’Amos Gitaï. Il a la réputation d’être aussi l’un de ses films les moins engagés. Je ne crois pas que ce soit le cas : l’engagement est bien présent, exprimé par le personnage joué par le réalisateur lui-même. Oui, l’engagement est là. Celui -intelligent- du pacifisme.

Yasmina Guerda