Vous vous ennuyez au travail (ou chez vous) quand les autres ont profité des jours à la fois beaux et fériés pour partir loin des cieux urbains qui ne sont jamais complètement bleu. Vous vous languissez de grands espaces et de cette liberté que notre société contemporaine, en la promouvant sans trêve ni retenue, ne fait que rendre plus inaccessible. Matérialistes comme pas deux, vous vous surprenez à songer à la métempsychose et cochez "Bédouin dans le Sahara" dans la liste des activités rêvées lors de votre réincarnation.La solution est aussi évidente que délicate : évadez-vous ! Toute la difficulté, je le sais, réside dans le fait que votre situation, pour les raisons décrites en préambule, ne se prête guère à ce loisir délicat. Pas besoin d’aller plus loin pour introduire mon propos, mes gros sabots ont fait suffisamment de bruit, pour annoncer clairement la recette ancestrale que je vous propose de remettre à la mode pour exaucer cette envie d'ailleurs : une bonne lecture. Mais pas de n’importe quel ouvrage : JB a déjà critiqué l’Alchimiste de Paolo Coehlo sur ce blog, nous avons trop souvent déjà démontré notre goût pour les récits d’aventure ou de voyage et je ne porte guère plus dans mon cœur le Livre du voyage de notre Bernard Werber national que les livres de développement personnel. Il y a pourtant un peu de tout cela dans Le Vagabond des étoiles de Jacques London dont j'ai envie de vous parler aujourd'hui. Et surtout, à chacun de ses niveaux de lectures, une vraie promesse d’évasion.
L’avis d’Emmanuel
Le testament de Darrel Standing
Darrell Standing n’a pas eu de chance. Mais Darrell Standing est insupportable. Il s’est trouvé condamné à perpétuité pour le meurtre d’un collègue, pour l’amour d’une femme. Mais pas à mort. C’est pour s’être débattu avec l’inhumanité qu’on lui a promis la corde. Darrell Standing a toujours été un être désagréable et méprisant. Mais certainement pas stupide. Pourquoi croire alors les propos de l’odieux Cecil Winwood, qui, pour acheter sa liberté, l’a dénoncé à ses geôliers comme possesseur d’une charge d’explosifs qu’il aurait cachée au sein même de la prison de San Quentin ?Le résultat est pourtant là. Enfermement à la prison de Folsom dans le pire des cachots, avec des mouches pour principale compagnie. Plus deux autres condamnés à longue échéance, avec lesquels il communique en frappant des coups contre les murs. Et la camisole de force dans laquelle on l’enferme de longues journées durant, couché à même le sol, pour tenter de le faire avouer un crime qui n'a jamais existé…C’est pour rendre ces séances de camisole plus supportables qu’Ed. Morrell, l’un des autres détenus, lui a conseillé d’avoir recours à « la mort artificielle ». Un procédé, que la science moderne appellerait « état modifié de conscience », et qui consiste à laisser s’échapper son esprit de son corps moribond, comme en laissant ce dernier « mourir ». Un petit miracle qui a permis à Ed. Morrell de se voir comme à la troisième personne, allongé dans sa camisole et d’aller faire un tour en ville pour rendre visite à ses proches.L’élève Darrell, à bout de forces, a essayé le truc et a instantanément dépassé le maître. Car Darrell n'est pas n'importe qui. Il n’est pas un être humain comme les autres. Il a vécu mille vies avant la sienne. Et chacune de ces vies, si exotique soit elle, a été marquée par deux dénominateurs communs : la grandeur et l’injustice.Etant entré en possession d’un peu d’encre et de papier aux portes d’une nouvelle mort, aussi révolté par les injustices qu’il subit que serein à l’idée de renaître bientôt, c’est donc ces vies hautes en couleur qu’il narre aux lecteurs que nous sommes, les entremêlant avec le récit, beaucoup moins coloré, de celle de souffrances et de désespoir qu'a vécu Darrell Standing.
Du pouvoir de l'imaginationLes multiples vies passées du narrateur offrent un contrepoint grandiose à la grisaille de celle de Darrell Standing. Et il faut bien avouer que la plume aguerrie de London les retranscrit de manière flamboyante. On s'inquiète avec l'un alter-ego mineur de Darrell, fils du conducteur d’une caravane de pionniers durant la conquête du grand Ouest, dont le convoi pris en tenailles entre Indiens et Mormons connut une fin des plus odieuses. on vibre durant un duel qui s'achèvera en la défaveur de l’incarnation de Darrell, pourtant habile bretteur. On est pris de vertige face au destin grandiose d’Adam Strang, qui connut les plus grands honneurs offert par l’empire de Corée à un étranger avant de sombrer dans la déchéance la plus complète, mais sans jamais perdre l’amour de celle à laquelle il avait offert sa vie. On partage la vie d’ermite, huit années durant, d’un autre Darrell Standing naufragé sur un rocher battu par les flots et seulement visité de temps à autres par des troupeaux de phoques…Chacune de ces vies est un petit récit d’aventure à part entière : parfois trépidant ou envolé, toujours prenant et parfaitement dépeint. Tant et si bien qu’on se demande tout d’abord pourquoi, à la manière des Vies imaginaires de Marcel Schwob auquel le Vagabond des étoiles m’a inévitablement fait penser, Jack London ne s’est pas contenté d’en faire un simple recueil de nouvelles. Car il faut dire que l’antipathie que suscite immédiatement le personnage de Darrell Standing chez le lecteur ne fait pas des sections du livre consacrées à sa vie réelle celles que l’on prend le plus de plaisir à lire.Pourtant, au fur et à mesure que des motifs communs se dégagent des vies passées de Standing, que sa mort approche, et plus encore à l’issue de la confession finale, on prend la mesure de la valeur ajoutée que leur apporte la forme romancée. Car après avoir fermé le livre, chacun doutera de son caractère "fantastique" : les histoires que Standing nous a conté avec tant de conviction auraient-elles pu n'être que le fruit de son imagination ? Une manière pour l’homme fier et hautain qu’il était d’expier et de s’octroyer la dose d’espoir indispensable pour tout être humain lorsqu’il doit affronter la mort. Et la magnificence et l’intensité des histoires d’amour qu’elles contiennent, la plus belle des justifications pour son crime premier ?
A lire ou pas ?J’avais un souvenir plein d’émotion de Cros-Blanc, lu enfant, mais ne connaissait rien d’autre de Jack London. C’est donc avec une vraie gloutonnerie que j’attaquais le Vagabond des étoiles. L’indigestion m’a menacé autour de la centième page, à laquelle on découvre l’une des premières vies passées de Standing. Les trois cents suivantes ont été un véritable régal, auquel j’ai souvent repensé depuis. Car je n’ai évoqué ici que quelques-unes des réflexions que le Vagabond des étoiles est susceptible de susciter longtemps après sa lecture. Ce qui est pour moi l’une des marques des livres véritables.
« C’est vrai, chaque être humain actuellement en vie sur la planète porte en soi l’incorruptible histoire de la vie depuis le commencement. »