Le ciel de Neo-Tôkyô vu depuis le caniveau...

Par Kaeru @Kaeru



Voici un petit texte pour le fun, une scène extraite d'un projet de roman que je construit comme un puzzle, quand mon projet actuel devient trop prenant ou que l'inspiration me manque. Bref, c'est une sorte de soupape quand je veux me changer les idées !
Mais cette prose a également été rédigée pour participer au défi organisé sur le blog de Caroline "Parisianshoegals". Les contraintes étaient multiples : utiliser le présent, faire une description urbaine inspirée d'un poème, et utiliser pour cela un certain nombre de mots imposés.
C'est la première fois que je me prête à ce type d’exercice et j'ai adoré ! Si vous voulez participer, vous avez jusqu'au 19 mai pour soumettre vos textes.


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À genoux, je contemple le caniveau de Neo-Tôkyô. Un spasme. Encore un. Un mouvement flou, juste à la périphérie dansante de mon regard. Un coup. Encore un. Cette fois, je m'écroule, le bitume me râpe la joue. Mes boyaux se tordent, je vomis de la bile. Une masse jaunâtre, acide. Sa teinte me rappelle l'ambre gris des baleines. Et j'ai autant de grâce que le cétacé, échoué ainsi sur le bord du trottoir. Deux paires de pompes devant mon nez : des converses avec un vieux drapeau délavé des States quand la notion de fédération et le mot « unis » avaient encore une signification, et puis des mocassins classos, en vrai cuir, d'après la texture. Probablement hors de prix. Un coup de pied m'explose l'arcade et ma vision se teinte de pourpre. J'ai déjà le nez cassé.Un ricanement.— Allez, viens, le môme a son compte. — Ouais. T'as compris, hâfu, surenchérit le lascar s'adressant à moi, les types de ton genre n'ont rien à faire dans le Kabukichô. La prochaine fois qu'on te choppe, on te saigne. Sombres abrutis. 
Hâfu. Half. L'insulte tombe à plat. Il croit que mon teint blafard et mes cheveux blonds blancs sont le fruit d'un métissage. Quel con, s'il savait, il se ferait dessus. Je n'ai pas l'énergie pour remuer ma langue, alors je ferme ma gueule. Le bout de mes doigts picotent. Les deux branques s'en vont, d'un pas tranquille. Je renifle. L'air siffle contre le cartilage endommagé de ma cloison nasale. J'échantillonne leur odeur et la range dans le coin dédié de ma mémoire.
J'ai été con, je ne supporte pas l'alcool. Cela brouille tout, ralentit mon métabolisme et fout le bordel dans mon processus de régénération. Cela me met tellement en vrac que j'ai même une illusion de douleur, comme si mon cerveau d'arme vivante s'humanisait soudain. Comme si l'information pouvait se transformer en sensation déplaisante. Un goût de fer dans ma bouche. Je crachote du sang.Sous ma peau, le bitume est tiède. Il n'a pas plu depuis une semaine. Un record en cette saison malgré l'humidité ambiante qui excède les 90 %. Il est quatre heure du mat et la température dépasse déjà les 30 degrés. Canicule et alcool, deux éléments qui m'engourdissent, me détraquent. C'était vraiment débile de chercher les ennuis. Et le bitume est tiède. Poussiéreux. Acre. Je sens la transpiration mouiller mes aisselles et mon dos. J'adresse une prière aux Dieux pour une averse purificatrice.Mon cou est raide, trop raide. Une autre vague de nausée, l’œsophage me brûle, mais cette fois, je ne gerbe pas. Je n'ose pas bouger. Les yeux ouverts, je contemple la rue et ses néons vacillants dans la blancheur d'une nuit d'été mourante ; je somnole, les paupières à demi-closes, l'ouïe aux aguets, le reste au repos. Ça serait trop con de me faire planter ou pire, dépouiller. Quand les premiers rayons touchent le verre des buildings, une explosion aurore me crame la rétine. Fleur de souffre et rougeoiement avec des reflets incarnats sur le métal. Les vapeurs méphitiques des égouts desséchés détournent mon attention sur un sens moins infirme. Depuis que le connard m'a filé un coup avec sa batte sur le rocher, j'ai le nerf optique gauche qui déconne. En temps normal, le quartier est dans des tons criards avec des enseignes et les écrans de publicités qui présentent des galeries photos de bouffes ou d'hôtesses stéréotypées. Deux types de nourriture pour des besoins différents et tout aussi instinctifs. Mais, là, les couleurs s'apparentent à un feu d'artifice permanent. Violent. Aveuglant. Un hanami qui dure des heures, dans le silence relatif de la ville endormie, un hanami qui survit même au levé du jour.
Je pourrais bouger le bras, attraper mon phone et lui demander de venir me chercher. L'appeler à la rescousse. J'imagine sa tronche, à me trouver là, étendu par terre, à plat ventre, une queue de renard à proximité, la gueule en sang, le bras gauche fracturé, et les deux rotules hors-service. Je bouge mes doigts de pieds et doucement, relève un peu les jambes. Les rotules ça va mieux, j'ai quand même encore assez de jus pour régénérer. Pathétique. J'aurai presque honte. Je mobilise toute mon énergie et j'arrive à me rassembler un peu, ramener le membre endommagé pour éviter qu'un soulard ne marche dessus. Un gémissement et j'arrive à hausser une épaule, me regrouper en contractant au maximum la ceinture abdominale, passer sur le côté, constater que j'ai au moins une côte fêlée mais déjà presque ressoudée, et enfin, m'étaler sur le dos. Le mouvement m'envoie dans les étoiles. Pourtant, il est déjà cinq heure passée et la nuit s'est carapatée, ou presque. Elle trainasse encore, à l'ouest, au-delà de la ligne aérienne de la Yamanote qui surplombe le quartier et se faufile entre les tours couleur cendre. Je devine la ligne céladon du mur végétal qui borde la voie. Le premier train vient de passer. Je me souviens soudain de la texture sous la pulpe de mes doigts du grès de mon premier bol en raku, qui git broyé dans les décombres de mon ancien foyer. Là où le Maître a perdu la vie. 
Sur le boulevard, pas loin, la circulation reprend ses droits et si je ne me bouge pas, un bon citoyen va venir voir ce que je magouille. L'izakaya en sous-sol vient de fermer. Le patron est sorti, m'a coulé un regard curieux, a décroché son noren, et remballé la carte avec précipitation. Il a vu le sang. Un couple illégitime avec un quadragénaire bedonnant et une nana qui semble à peine majeure sort d'un immeuble avec bar à putes à tous les étages. Enfin, à hôtesses. Le Japon a toujours maintenu une façade de pudibonderie comique. La fille a les yeux verts, mordorés comme un chat. Une Aberration. Elle hésite un instant. Elle reconnaît ce qu'elle pense être un compagnon d'infortune, issu d'une bidouille génétique ou pire, un rejeton de la Guerre Sale. Mes yeux rouges, ma peau d'albâtre, translucide presque, avec le réseau de mes veines qui dessine la carte étrange de mon circuit sanguin. La fille sent le sexe, le shôchû mal distillé, une fragrance acidulée et le musc. Je retrousse le nez, retrousse la lèvre supérieure et dévoile mes canines brillantes de salive dans une grimace qui n'a rien d'amicale. Ma gorge vibre. Un grognement sourd.  Ok.  Je suis plus endommagé que prévu. Elle détourne la tête et se serre contre son compagnon. Ils accélèrent le pas, elle manque de se tordre une cheville. Je scrute ses jambes nues qui s'éloignent dans le ciel majorelle d'un petit matin tranquille. Ses chaussures rouges vernis claquent. Un battement qui raisonne sur les murs lisses d'un building de verre. Un écho au pouls dans ma tempe. Je sens une accélération, un flux rapide. Je cligne des paupières, le ciel vire au lavande à moins que ce soit parme ou bien orchidée. Un nom de fleur. Puis, depuis la périphérie, le gris mange tout, un gris tourterelle - j'entends leurs battements d'ailes - puis anthracite et corbeau. J'émets un son. Karasu. Un croassement. Rideau. 
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Si vous êtes arrivé jusqu'ici, merci de m'avoir lu !!
Dans les conditions de participation, il y a une limitation de longueur. Pour m'y tenir (à peu près) j'ai dû tronquer la scène. Est-ce que cela vous tente que je publie la suite ? 
Copyright : Marianne Ciaudo