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Attentats de Boston : chroniques d'une indignation sélective

Publié le 10 mai 2013 par Copeau @Contrepoints

Les attentats de Boston en avril 2013 ont déclenché une couverture médiatique sans rapport avec des drames causant moins de morts. Pourquoi ?

Par Tristan Irschlinger et Victor Santos Rodriguez.

Attentats de Boston : chroniques d'une indignation sélective
Lundi 15 avril 2013, 14h50, heure locale. En une frac­tion de seconde, l’atrocité abso­lue vient éclipser la jubi­la­tion col­lec­tive; les cris de ter­reur sup­plantent la clameur enjouée, en un bat­te­ment de cœur. Une première défla­gra­tion reten­tit. Puis, une deuxième. Deux bombes arti­sa­nales viennent d’exploser en pleine foule, semant le chaos à quelques mètres de l’arrivée du marathon de Boston. D’un souffle, trois vies sont empor­tées et une cen­taine de per­sonnes bles­sées. L’horreur de cet évène­ment envahit la Toile et ses réseaux sociaux.

Il ne fau­dra que quelques minutes pour que les témoi­gnages de com­pas­sion affluent des quatre coins du monde occi­den­tal, et même au-delà. C’est une véri­table défer­lante qui s’abat sur Twit­ter, les fils d’actualité sont satu­rés de réactions, Face­book s’émeut. Les “R.I.P. Bos­ton” (sic), “Une pen­sée pour Bos­ton” et autres “Bos­ton <3” sont légion. Quant aux médias, ils sont gagnés par l’hystérie, laquelle rap­pelle, toute pro­por­tion gar­dée, un cer­tain 11 sep­tembre. D’Internet à la télé­vi­sion, en pas­sant par la Une des journaux du len­de­main, impos­sible d’y échap­per; l’information est omniprésente.

Ce même lundi, 55 Ira­kiens meurent dans une série d’attentats san­glants. On déplore égale­ment près de 300 bles­sés. Et ces chiffres ne sont valables que pour la jour­née du lundi. Depuis, des atten­tats dévas­ta­teurs conti­nuent de déchi­rer le pays du Tigre et de l’Euphrate. Pour­tant, force est de consta­ter que la même vigueur émotion­nelle n’a pas été déployée par les chantres de l’humanisme, si éloquents au sujet de l’attentat de Bos­ton. Les réseaux sociaux sont muets, et pour cause, les médias relayent l’information avec bien moins d’insistance, lorsqu’ils le font. Une telle dis­pa­rité a de quoi choquer.

Biais médi­ta­tique

Une brève recherche sur Google Actua­li­tés per­met de révé­ler l’ampleur de ce deux poids deux mesures dans la cou­ver­ture média­tique[[1. Recherche effec­tuée sur news.google.ch le 18 avril 2013, à 18h.00, en cochant la case “moins d’une semaine”. Quel que soit le moment exact de la recherche, la ten­dance reste similaire.]]. Taper “Iraq Bom­bings” per­met de récol­ter 43’400 résul­tats, alors que “Bos­ton Bom­bings” en four­nit 1’180’000’000 (!). On pour­rait alors être tenté d’expliquer cet écart abys­sal essen­tiel­le­ment par la pré­sence d’un biais lin­guis­tique, puisque l’attentat de Bos­ton a eu lieu dans un pays anglo­phone. Mais en fran­çais, la dif­fé­rence est égale­ment très marquée : 8’480 résultats pour “Atten­tats Irak” contre 86’000 pour “Atten­tats Bos­ton”[[5. L’inclusion, ou non, du “s” à “bom­bing” et “atten­tat” n’altère les résul­tats que de manière insignifiante.]]. On est donc bien face à une cou­ver­ture média­tique foncièrement inégale, lar­ge­ment com­man­dée par de basses consi­dé­ra­tions finan­cières. Le site oumma.com dénonce cette pra­tique répan­due en ces termes : “Vu de Paris, Londres ou Washing­ton, la mort bru­tale d’un Euro­péen ou d’un Amé­ri­cain dans le monde sera tou­jours plus fruc­tueuse à cou­vrir –aux yeux des res­pon­sables de l’information– que celle de dizaines de non-Occidentaux.

Biais cultu­rel et identitaire

Cepen­dant, la faillite des médias n’est pas l’unique fac­teur der­rière cette com­pas­sion à deux vitesses. Ce n’est pas sim­ple­ment le dés­équi­libre dans l’exposition média­tique entre les atten­tats de Bos­ton et d’autres évène­ments tra­giques qui est ici en cause, mais égale­ment une dif­fé­rence de réso­nance chez le citoyen occi­den­tal lambda, eu égard à son iden­tité eth­no­cen­trée. En d’autres termes, on est cer­tai­ne­ment en pré­sence d’un phé­no­mène qui relève de la proxi­mité, voire de l’identification, cultu­relle. Il est, pour un Euro­péen, plus aisé de se mettre dans la peau d’un Amé­ri­cain, lequel a un mode de vie rela­ti­ve­ment simi­laire. “Ça aurait pu être moi”, songe-t-il en plein tour­ment. A l’inverse, il se sent émotion­nel­le­ment déta­ché de ce qu’il se passe en Irak, un pays dont il ne sait fina­le­ment rien.

Biais cog­ni­tif

Au-delà de la cou­ver­ture médiatique inégale et du phé­no­mène d’identification cultu­relle, un troi­sième fac­teur doit être sou­li­gné. Pour nombre d’Occidentaux, l’attentat de Bos­ton peut revê­tir une por­tée émotion­nelle par­ti­cu­lière en rai­son de l’anormalité d’une telle tra­gé­die à leurs yeux. Impen­sable! Pétris d’opinions pré­con­çues à l’égard des “bar­bares du Sud”, ou sim­ple­ment las­sés par d’autres évène­ments pour­tant dra­ma­tiques en rai­son de leur fré­quence, ils ont ten­dance à trou­ver l’acte ter­ro­riste de Bos­ton plus cho­quant que ceux qui ont endeuillé l’Irak, ces der­niers étant “au fond” le pain quo­ti­dien des Ira­kiens. Mais évidem­ment, la récur­rence de tels évène­ments dans un pays n’en atté­nue en rien la tris­tesse, bien au contraire.

Au final, bien qu’explicable par l’attitude des médias ainsi que cer­tains pro­ces­sus émotion­nels et cog­ni­tifs, le résul­tat n’en reste pas moins mora­le­ment indé­cent et révol­tant. La vie d’un Amé­ri­cain, dans l’affect des citoyens du Nord, semble avoir plus de valeur que celle d’un Ira­kien (ou même de cent à vrai dire!). Les termes sont simples, voire sim­plistes, mais la conclu­sion est iné­luc­table. Et bien entendu, le phé­no­mène ne se can­tonne pas à l’Irak. Dimanche 14 avril, 34 civils sont tués dans un raid sui­cide et un atten­tat à Moga­dis­cio, en Soma­lie. Mardi 16 avril, le trem­ble­ment de terre le plus violent en Iran depuis 1957 frappe le Sud-Est du pays, fai­sant plus de 30 morts au Pakis­tan voi­sin; le nombre de vic­times ira­niennes n’est pas encore connu. Tout cela, sans qu’aucun jour­na­liste n’en fasse les gros titres et sans que per­sonne ne s’en attriste sur les réseaux sociaux. Et on pour­rait mul­ti­plier les exemples, à l’image de l’ouragan Sandy, auquel une atten­tion décu­plée à été confé­rée une fois le ter­ri­toire amé­ri­cain tou­ché, alors qu’il venait de rava­ger les Caraïbes.

Mal­gré l’injustice criante de cette com­pas­sion sélec­tive, l’attentat de Bos­ton n’en demeure pas moins un véri­table drame, face auquel il est légi­time d’être bou­le­versé. Nous pour­rions, devrions, tou­te­fois en tirer des leçons. C’est pré­ci­sé­ment cette empa­thie “intra-Occident” qui pour­rait, devrait, ser­vir de point d’entrée à une empa­thie plus large, plus juste. S’il est regret­table qu’il faille qu’un pays du Nord soit frappé pour que l’on s’émeuve dans les chau­mières occi­den­tales, cet élan com­pas­sion­nel contient les germes d’une véri­table com­mi­sé­ra­tion huma­niste, uni­ver­selle et glo­bale. Une fois la sen­si­bi­lité éveillée, une fois la peine par­ta­gée, les souf­frances d’autrui, qui que ce soit, ne peuvent nous lais­ser indif­fé­rents. Notre com­pas­sion ne devrait pas être sélective.

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