Les grecs et le moyen âge: avons-nous une dette envers les arabes ? (1)

Publié le 19 avril 2008 par Vincent

C'est un ami qui m'a appris l'existence d'un article dans Le Figaro intitulé Les tribulations des auteurs grecs dans le monde chrétien. Il s'agit en fait d'une recension d'un livre intitulé Aristote au Mont Saint Michel. Les origines grecques de l'Europe chrétienne. L'auteur du livre est Sylvain Gougenheim, celui de l'article du Figaro, Stéphane Boiron. Une recherche sur  Google m'apprend qu'il existe également une recension sur Le Monde :

Sylvain Gouguenheim : et si l'Europe ne devait pas ses savoirs à l'islam ?
LE MONDE DES LIVRES | 03.04.08
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Cette recension  porte le titre : et si l'Europe ne devait pas ses savoirs à l'islam ? L'auteur en est Roger Pol Droit.

Commençons par parler brièvement du livre, juste pour dire que je ne l'ai pas lu et qu'à ce titre je n'en parlerai pas encore si ce n'est peut-être pour dire (en me fondant sur les deux articles) qu'il est précieux d'établir au maximum ce qui pouvait être connu des grecs dans le monde chrétien comme dans le monde arabe et ce en dehors de toute polémique idéologique. En ce qui concerne le monde chrétien, j'ai toujours été sceptique face au schéma trop simpliste qui voulait que la chrétienté aurait complètement oublié l'héritage grec, en en laissant tout le bénéfice aux arabes avant de se réveiller brutalement et de traduire via l'arabe puis via le grec les ouvrages majeurs de la philosophie grecque. Si dans le monde arabe, des individus lettrés et parfois isolés ont su trouver des textes, reconstituer des pensées non sans erreur, pourquoi cela n'aurait-il pas été possible dans le monde chrétien ?

Il faut se méfier des schémas trop simplistes et être humble car nous ignorons bien des choses sur la connaissance réelle des grecs à l'époque médiévale. Al Birûni par exemple connaît mieux Platon qu'Ibn Sina (Avicenne) qui trouve le bagage de Platon fort léger comparé à Aristote et il cite des paraphrases du Phédon qu'on ne lit pas chez d'autres auteurs. Al 'Amiri  est sur le Phédon et de façon générale sur ce que disait les grecs de l'âme et de la mort mieux informé qu'al Kindi. Averroes se réfère à La République de Platon mais pas aux Lois ouvrage auquel Farabi, lui, se réfère. Ce point est important: ne parlons pas de la connaissance des grecs par les arabes comme un tout auquel tout un chacun avait accès, des disparités existent erntre les philosophes voire même dans les écrits d'un seul philosophe (ainsi le texte de Farabi sur L'harmonie entre Platon et Aristote est moins inexact sur Platon et semble mieux informé que le texte intitulé Philosophie de Platon, on peut supposer que le premier texte a été écrit à un moment où Farabi était en contact avec davantage de sources  - textuelles ou orales -  de Platon).

Ceci étant dit, je réagis à la recension parue dans le Figaro. Qu'il y ait eu une certaine connaissance du savoir grec en Occident comme je l'ai dit ne me paraît pas improbable, le schéma était trop simpliste de toute façon mais on pourrait après tout appliquer au monde chrétien ce que l'auteur (Gougenheim) dit du monde arabo-musulman - à savoir que cela correspondait "à quelques lettrés" (ceci étant dit, je n'irais pas plus loin dans ce domaine, n'étant pas spécialiste du monde chrétien médiéval et n'ayant pas lu l'ouvrage de l'auteur qui a l'air fort intéressant). Que les arabes chrétiens (les syriaques) aient joué un rôle très important dans la transmission des textes grecs est un fait qu'on se doit de rappeler tant il est oublié mais qui n'est pas nouveau. Ephrem-Isa Yousif dans son livre Les Philosophes et traducteurs syriaques (D'Athènes à Bagdad) publié chez L'Harmattan  l'avait rappelé dès 1997. Je donne cette référence parmi tant d'autres pour montrer que cela fait un moment que la recherche s'intéresse au maillon syriaque. D'ailleurs, ce que l'auteur de la recension (qui n'est pas spécialiste peut-être de ces points de détail, ce que j'excuse volontiers) ne dit pas c'est que les syriaques sont peut-être en partie responsables du fait que la littérature et la poésie grecques n'ont pas été transmises au monde arabe. Le grand traducteur Hunayn ibn Ishaq  avoue ainsi ne pas comprendre un vers d'Aristophane cité par Galien qu'il est en train de traduire. Par contre, les syriaques s'intéressaient beaucoup aux écrits logiques d'Aristote. Donc dire (je parle de la recension du Figaro  qui cite un extrait du livre ) que les arabes ont soumis le savoir grec à un examen de passage n'est pas faux mais un peu biaisé: les syriaques avaient eux aussi filtré et orienté les préférences. En ce qui concerne la poésie, il faut se rappeler les violentes critiques du Coran contre ceux qui affirment que la parole sacrée n'est qu'un poème. Les arabes auraient donc eu comme Hunayn du mal à comprendre la poésie et la littérature grecque et à cela s'ajoutait le souvenir des "critiques"  coraniques. Ceci dit, les choses sont toujours un peu plus complexes quand on y regarde de plus près: Farabi dit de la loi qu'elle est un poème en faisant un rapprochement audacieux avec Les Lois de Platon. Jörg Kraemer a démontré que les citations d'Homère dans le Siwan al Hikmah de Sijistani correspondaient  en fait à des Gnômaï de Ménandre. La littérature d'adab révèle ainsi parfois des surprises inattendues: s'il n'est pas faux de dire que les arabes s'intéressaient peu à la littérature grecque (et quiconque a fait un peu de grec voit quand même la différence quand on lit dans le texte Aristote et Homère ! Que devait-il en être des arabes alors ???), mieux vaut éviter les généralités abusives: certaines choses étaient sues quand même.

(La suite bientôt).