La première image – tenace – voudrait que le phénomène fût français, ce qui revient à faire peu de cas des événements qui se produisirent ailleurs dans le monde sous des formes assez similaires, dans des villes aussi différentes que Berlin, Rome ou Tokyo, sans parler naturellement des Etats-Unis et d’un lieu probablement plus inattendu : Prague. Limiter Mai 68 à une révolte hexagonale, n’est-ce pas en réduire la portée pour satisfaire, consciemment ou non, un sentiment ethnocentrique et purement et simplement tenter de se l’approprier ?
Une autre image d’Epinal fait de 68 le point de départ d’une nouvelle conception de la société. De ces deux lieux communs, nait une vision romantique, idéalisée, entretenue par les livres de souvenirs que les années et la nostalgie ont souvent embellis, comme autant d’hagiographies. Cependant, en dépit de quelques points communs, mai 1968 n’est pas février 1848 et son drame fut peut-être de n’avoir jamais rencontré un Flaubert pour en retranscrire l’atmosphère, comme l’auteur de Madame Bovary le fit magnifiquement dans L’Education sentimentale.
A défaut de roman, ceux qui souhaiteraient découvrir ou redécouvrir l’histoire de Mai 68 pourront se tourner vers un livre particulièrement intéressant de Daniel Lindenberg, Choses vues, Une éducation politique autour de 68 (Bartillat, 237 pages, 20€). Le titre, malgré son clin d’œil hugolien, pourrait suggérer un essai rébarbatif, où abonderait le jargon indigeste dont se gargarisait une grande partie des groupes gauchistes de l’époque. Il n’en est rien. D’une plume dont on sait qu’elle peut se montrer acérée, Lindenberg ne cache pas le sens de sa démarche : « Je suis depuis longtemps insatisfait d’une histoire officielle de Mai 68, où tout commence à Nanterre, et à Nanterre seulement », « Loin donc d’avoir été l’an zéro, 1968 a été en maints domaines le point d’orgue d’une évolution silencieuse. » Le terme – point d’orgue – agacera sans doute les musicologues qui y voient la prolongation d’une note et non une sorte de « clou » ou de point culminant, mais le terme est si couramment employé dans cette acception qu’il serait injuste d’en faire grief à l’auteur.
Avec précision, celui-ci s’attache à resituer les événements dans leur contexte, à démontrer, non sans succès, que leur origine est bien plus ancienne qu’on voudrait le croire. Il nous guide dans les centres névralgiques de l’effervescence intellectuelle du moment, cafés où le monde se refaisait, librairies mythiques (Maspero, etc.), ou encore l’université de Vincennes, « mélange incroyable de l’abbaye de Thélème et de Nef des fous. » De fait, une légende, qui courrait dans les amphis vers 1980 laissait entendre qu’un petit groupe d’étudiants facétieux y avait inscrit un cheval, lequel aurait obtenu sa licence sans aucune difficulté… Lindenberg dresse un inventaire de la création, au théâtre ou au cinéma, avec une incursion vers la peinture et les « peintres rouges » qui dénonçaient les avant-gardes esthétiques et contestaient (notamment s’agissant de Duchamp, ce en quoi ils se trompaient), leur caractère prétendument subversif.
Il établit aussi la cartographie d’une improbable nébuleuse de groupuscules, de l’ultragauche aux maoïstes, des chapelles trotskistes aux cellules archéocommunistes, où les différences d’idées se nourrissaient de subtilités byzantines et trahissaient parfois, semble-t-il, de simples conflits de personne ou de pouvoirs. Le regard porté sur ces groupes se distingue des témoignages habituels où il est souvent question d’un âge d’or.
« En nous faisant les propagandistes zélés de la sinistre révolution culturelle de Mao, un des crimes de masse les plus abjects du XXe siècle, en applaudissant les communiste vietnamiens et le goulag tropical de Castro et Guevara, nous étions des « idiots utiles ». Mais on ne saurait réduire notre révolte à ces aberrations. Les choses sont plus compliquées. »
Plus compliquées furent aussi, Daniel Lindenberg l’explique clairement, les motivations des uns et des autres, leur conscience politique et leur engagement idéologique. Selon lui, qui fut à la fois témoin et acteur, beaucoup se sentaient en révolte contre la famille, la société et la morale étriquée de l’époque, autant d’héritages du XIXe siècle puritain, mais doutaient – avec raison – de l’émancipation que pouvaient apporter les régimes socialistes réels (Chine, Vietnam, Cuba) ; ajoutons à sa liste, pour les années qui suivront, le Cambodge de Pol Pot…
Choses vues offre encore à l’auteur l’occasion d’une galerie de portraits, le plus souvent savoureux. Volontiers iconoclaste (ce qui le distingue des révolutionnaires de salon d’aujourd’hui), il croque nombre d’acteurs à si belles dents qu’il transmet au lecteur l’envie de partager son repas. Ainsi, lit-on « Le Bourdieu de 1966 n’était pas exempt de contradictions, et cela ne s’est pas arrangé par la suite. » Trotski est défini comme « un Staline manqué ». Au fil des pages, on retrouve Freinet et sa tentative avortée de pédagogie institutionnelle, Guy Debord et l’Internationale situationniste (mouvement souvent insaisissable mais qui, soit dit en passant, se montra plus lucide que les autres quant aux dérives de la Révolution culturelle qui sévissait depuis deux ans en Chine), Isidore Isou et les Lettristes (entre provocation gratuite et alcoolisme germanopratin), Roger Vaillant. Sartres et son panégyrique de l’URSS, puis naturellement Aragon (avec son Ode au retour de Maurice Thorez) ne sont pas oubliés, autant de preuves que, comme l’écrivait Alain Besançon, « les lumières du XXe siècle étaient peu éclairées »… Parmi ces portraits, l’un se détache, très différent des autres, plein de tendresse, celui du sociologue Christian Bachmann.
Qu’on ne s’y trompe pas, s’il en met en lumière bien des traits négatifs, Daniel Lindenberg n’instruit pas à charge contre Mai 68. En revanche, il fait preuve, dans certains chapitres, d’une ironie mordante envers ceux que la recherche de la notoriété ou de la fortune ont éloigné de leurs idéaux de jeunesse. Deux extraits donneront une idée de son humour ravageur :
« Ce n’est pas parce que les anciens gauchistes font parfois d’excellents capitaines d’industrie qu’il faut pour autant découvrir la plage du capital sous les célèbres pavés. »
« Ce qu’il y avait de pire dans Mai est aujourd’hui passé dans une nouvelle classe de parvenus, arrogants et cyniques. Ils n’ont retenu que la vulgarité. Ils ne servent plus le peuple mais… les People. Les sous-Malraux qui voudraient monopoliser l’espace public n’ont même pas les éclairs de génie d’un Paul Morand. »
Que reste-t-il de 68 ? Une citation de Gil Delannoi tente d’y répondre : « Mai 68 est le sommet d’une période plutôt qu’une césure. Les années soixante l’ont préparé, les années soixante-dix font un tri, dissipent beaucoup de rêves, banalisent certaines audaces. » Parmi les rêves, figure sans doute un modèle économique qui ne tenait pas la route et, parmi les audaces banalisées, une sexualité plus libre et l’égalité des femmes. Cependant, à la fin de son livre, Lindenberg s’interroge : « Si certains, jusqu’aux sommets de l’Etat, mettent tant d’empressement à « liquider » Mai 68, ne serait-ce pas parce qu’ils poursuivent derechef le rêve d’une révolution conservatrice qui tirerait son dynamisme d’une source antérieure à la modernité démocratique ? Oublier 1789, faire le procès des Lumières et liquider Mai ; il y a une cohérence dans cette série. » On se prend à souhaiter que l’auteur se trompe, qu’il fasse moins preuve de lucidité dans cette prospective que dans ses analyses du passé. Cependant, quelques signes apparaissent, comme la confusion entre espérance et espoir, moraline et éthique, religion et spiritualité, qui appellent à une certaine vigilance.