Caspar van Wittel (Amersfoort, 1652/53-Rome, 1736),
La Darsena delle Galera et le Castello Nuovo à Naples, 1703.
Huile sur bois, 75,5 x 141 cm, Greenwich, National Maritime Museum
Les lecteurs qui suivent l'actualité de ce blog seront sans doute étonnés de la voir consacrée aujourd'hui à un récital d'airs d'opéra, genre souvent dénoncé ici comme une concession un peu facile aux modes du temps. Si brosser en musiques le portrait d'un célèbre chanteur n'est plus, depuis quelques années, faire preuve d'une quelconque originalité, lancer une série d'enregistrements consacrée aux voyages de ces voix qui firent rêver l'Europe entière à l'époque baroque éveille, en revanche, nettement plus de curiosité, surtout lorsque ce projet bénéficie de la qualité éditoriale du label Glossa, souvent saluée en ces lieux.
Pour ce volume inaugural intitulé I Viaggi di Faustina, la soprano Roberta Invernizzi, le chef Antonio Florio et son ensemble I Turchini, tous habitués à travailler de concert, ont choisi de faire revivre la figure de Faustina Bordoni (1697-1781) en évoquant ses deux séjours napolitains. Celle qui devait devenir une des cantatrices les plus célébrées d'une époque qui, on le sait, accordait volontiers sa préférence aux castrats, naquit et grandit à Venise, bénéficiant des cours de Michelangelo Gasparini, du castrat Bernacchi et de la protection des très influents frères Marcello. Après ses débuts vénitiens en 1716, de multiples engagements la conduisirent dans de nombreuses villes d'Italie, Milan, Modène, Bologne et finalement Naples, où elle arriva au début de l'automne 1721. Deux années durant, Faustina va se produire dans pas moins de sept opéras composés par certaines des plumes les plus aguerries d'alors, celles de Leonardo Leo (d'ailleurs inexplicablement absent de ce programme), Francesco Mancini, Domenico Sarro et surtout Leonardo Vinci, dont elle va devenir une interprète privilégiée et l'amie, favorisant très probablement la carrière du musicien à Venise, tandis que celui-ci lui dédiera sa cantate Parto ma con qual core (dont un extrait est enregistré sur ce disque) lorsqu'elle quittera la cité parténopéenne à l'été 1723. Après qu'elle eut récolté, tout au long des années suivantes, des applaudissements non seulement dans la Péninsule mais aussi à Munich et à Vienne, sa renommée grandissante lui ouvrit un chemin semé d'autant de roses que d'épines jusqu'à Londres, où elle se produisit pour la première fois en 1726 dans Alessandro de Händel, rivalisant avec Francesca Cuzzoni qui faisait les délices du public de la capitale britannique depuis ses débuts fracassants en janvier 1723. Cette lutte entre deux fortes personnalités que les journaux anglais appelèrent rival Queens avant même qu'elles se fussent affrontées perdura jusqu'en 1730, lorsque Faustina épousa Johann Adolf Hasse (1699-1783) avec lequel elle s'installa à Dresde en juillet de l'année suivante, puis à Vienne au début de la décennie 1760, chantant dans les opéras de son époux mais faisant également des tournées qui la reconduisirent notamment en Italie, où le couple devait s'installer définitivement en 1773 pour finir ses jours à Venise. Officiellement retirée de la scène en 1751, elle n'en laissait pas moins un souvenir très vif et Charles Burney reprit, dans sa monumentale General History of music... (Londres, 1776-89), les louanges qu'adressait Quantz à sa voix dont il louait le brillant et la fluidité, mais aussi à ses talents d'actrice et à son intelligence du texte, soulignant qu'elle « jugeait lucidement et rapidement comment donner aux mots leur pleine puissance expressive. »
Réunissant très majoritairement des airs appartenant à des productions des années 1721-1723, à la notable exception des extraits de Catone in Utica de Vinci, dont la création romaine de janvier 1728 ne donnait à entendre, conformément aux décrets papaux, que des voix masculines (un enregistrement de cette version princeps est annoncée au printemps 2015 chez Decca), donnés dans la mouture de leur reprise napolitaine de 1732, et deux extraits du Poro de Porpora (1731), seul choix vraiment discutable de ce projet car il s'agit d'une œuvre n'entretenant avec Naples que des relations assez ténues, cette anthologie évoque une Faustina âgée d'un peu plus de vingt ans, rayonnante de ses premiers succès et en route vers une gloire plus grande encore. Il s'agit indiscutablement d'une belle réussite qui découle de choix artistiques et éditoriaux globalement heureux — saluons notamment le soin apporté au texte de présentation, à l'iconographie, mais aussi à la prise de son. Roberta Invernizzi se glisse dans la peau de la cantatrice avec beaucoup d'aisance et lui rend un très bel hommage, en usant des qualités qui la rendent chère à nombre de mélomanes. Il est certain que ceux qui recherchent la théâtralité débridée et les effets tonitruants à la moindre note mises à la mode par certains gosiers médiatiquement exposés jusqu'à saturation resteront sur leur faim, tant l'art de la chanteuse se tient volontairement éloigné de la gesticulation et de l'outrance ; elle mise plutôt sur une finesse et une tenue qui, si elles peuvent être très légèrement frustrantes dans les airs qui requièrent plus d'emportement, font merveille dans tous les autres, lesquels forment heureusement la plus grande partie de ce programme. Avec une belle sûreté de moyens, tant du point de vue technique (stabilité des différents registres, netteté de l'articulation, intelligibilité du texte) qu'expressifs, la soprano nous entraîne au fil d'émotions caractérisées avec une subtilité de touche et un raffinement qui font pencher ce récital du côté de l'intimité d'un concert donné pour un public choisi plus que de celui de l’ambiance effervescente des théâtres, une optique qui me semble recevable et qui est défendue ici avec un indéniable talent. Bien entendu, I Turchini participent pleinement à ce bonheur d'écoute, que la répétition n'affaiblit pas, en se montrant des accompagnateurs tout à fait zélés et attentifs, déployant une sonorité ronde et une fort belle palette de couleurs, qui rend également délicieuses les trois pièces instrumentales proposées en complément des vocales. Cette réalisation est dirigée avec beaucoup de naturel et de fluidité par un Antonio Florio qui, en parfait connaisseur d'un répertoire qu'il explore avec une remarquable assiduité depuis plus de vingt ans, mène ses troupes avec intelligence en leur insufflant ce qu'il faut de vitalité pour que ce parcours ne connaisse ni sentiment d'ennui, ni baisse de tension. Mieux, il parvient à lui apporter une certaine cohérence d'ensemble, d'autant plus appréciable qu'elle n'est généralement pas le point fort de ce type de production.
I Viaggi di Faustina inaugure donc de fort belle façon cette série d'enregistrements consacrée aux chanteurs des XVIIe et XVIIIe siècles, laquelle devrait théoriquement se poursuivre à un rythme annuel. Espérons que le public saura faire bon accueil à cette pérégrination pensée et menée avec autant de soin que de goût dont on attend avec impatience de découvrir la prochaine étape.
I Viaggi di Faustina, airs, sinfonie et concerto de Nicola Porpora (1686-1768), Leonardo Vinci (c.1696-1730), Francesco Mancini (1672-1737), Domenico Sarro (1679-1744) et Antonio Maria Bononcini (1677-1726)
Roberta Invernizzi, soprano
I Turchini
Antonio Florio, direction
1 CD [durée totale : 66'37"] Glossa GCD 922606. Ce disque peut être acheté sur le site de l'éditeur en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Francesco Mancini, Traiano : Sinfonia
(Allegro – Andante staccato – Allegro)
2. Leonardo Vinci, Catone in Utica : Confusa, smarrita (Marzia)
3. Antonio Maria Bononcini, Rosiclea in Dania : Lasciami un sol momento (Rosiclea)
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
I Viaggi di Faustina | Antonio Maria Bononcini par Tom Rossi
Illustrations complémentaires :
Rosalba Carriera (Venise, 1675-1757), Faustina Bordoni tenant une partition musicale, c.1724-25. Huile sur toile, 44,5 x 33,5 cm, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister. Une image en très haute définition est disponible en suivant ce lien.
La photographie de Roberta Invernizzi est d'Irene de la Selva, utilisée avec l'aimable autorisation de Glossa.
La photographie d'I Turchini est tirée du site internet de l'ensemble.