Depuis toujours, j’entends dire qu’il est dommage que je m’adonne à la poésie en cette époque – à ce « vice », comme l’appelle Alain Bosquet – car elle n’est pas porteuse de public. « Excusez mon bon sens par ce monde insensé ; Je vis d’un vice : on le surnomme « poésie ». J’en suis irresponsable et ne fais que passer. Cette existence en vers, je ne l’ai pas choisie. » (« Deuxième testament » Alain Bosquet).
Sans doute au XXe siècle l’expérience d’un Jacques Prévert iconoclaste mais lu par un tel nombre de lecteurs a-t-elle mis la puce à l’oreille des responsables de notre monde. Ses cris de révolte, sa manière nouvelle et à première vue proche de la prose, sa simplicité l’ont propulsé au firmament des écrivains… en n’étant que poète !
Pourquoi si peu d’autres poètes ? La réponse n’est pas à chercher chez les créateurs, qui ne manquent ni d’inspiration, ni de talent, ni d’innovation, ni d’attrait, mais bien chez les détenteurs des pouvoirs. La poésie est dangereuse parce qu’elle est finalement (et c’est un peu parce qu’elle est marginalisée) la plus libre des expressions.
Mais cette cause n’est pas suffisante. Le pouvoir mondial dévolu aujourd’hui à l’argent, au commerce, à la technique ne supporte pas cette voix différente, cette fausse note, de son point de vue. Philippe Sollers dans « La poésie invisible », un texte qu’on retrouve dans l’anthologie « Éloge de l’infini » constate : « Cette volonté d’élimination de la poésie et de la pensée ne provient pas, d’ailleurs, d’une mauvaise volonté ou d’une méchanceté proprement « humaines ». Elle est conforme à la puissance mondiale de la Technique, au marché, au spectacle, au bruitage incessant d’un présent perpétuel ne faisant qu’empirer. »
Chaque poète a l’occasion d’exprimer cet incroyable vide qui naît sous ses pas en utilisant des mots de lumière. Liliane Wouters écrit dans « L’aloès » : « Ceux qui demain, ceux qui plus tard, ceux qui jamais – Ne reviendront pincer la viole ou la guitare. / Exit l’auteur. Il faut fermer les guillemets. / Le laboureur laboure. Tombe Icare. »
Mais il faut distinguer la poésie et le climat poétique. La poésie est pure, intransigeante, magnifique. Elle dit la beauté de l’instant, de l’univers dans sa durée, du temps qui passe, donc de la liberté et de la possibilité de quitter les chaînes qu’on nous impose. Elle est donc condamnée. Le climat poétique est encouragé comme succédané.
« Reste le rôle poétique, » dit encore Sollers. « Il sera tenu, désormais, par le supplément d’âme consenti à travers la chanson, la plainte subjective, la prestation humoristique, l’engagement présenté comme exotique, et, finalement, par l’alibi humanitaire et académique. « Poète » veut dire alors : prêtrise tolérée, sagesse de luxe, produit de beauté, souffrance surmontée et noble, profondeur exhibée comme justification intermittente du vacarme. » C’est un résumé implacable de notre situation.
Les Jean-Pierre Verheggen, les Achille Chavée, les Arthur Rimbaud sont dérangeants ! On les classe, on aborde timidement leurs textes, de préférence après leur mort lorsque leurs cris personnels auront moins de force. La poésie propose de vivre autrement, de changer de rythme, de voir et d’entendre autrement, d’être d’une autre façon dans l’espace et le temps. Comme c’est téméraire ! Dans ses « Œuvres poétiques complètes », Robert Sabatier propose ces vers classiques (donc, ne revenons pas sur la prétendue illisibilité des poètes, qui arrange tout le monde pour passer à côté de l’essentiel): « Le monde brûle, ô siècle du délire / et la machine étouffe tous les cris. / Pour une perle, on détruit un empire / et chacun croit que le ciel est pour lui. »
On ne le sait que trop bien, la culture et le langage sont les clés de l’épanouissement personnel. La culture c’est ce qui enrichit l’homme. Et vous voyez déjà combien le verbe « enrichir » a été dévoyé. Il faudrait dire : la culture est ce qui rehausse l’âme de l’homme. Ce ne sont ni les best-sellers fabriqués, ni les émissions de télévision abêtissantes, ni le sport-spectacle, etc. qui ont cette faculté, mais bien, entre autres, les poèmes. Heidegger a écrit : « Pensée et Poésie sont, en soi, le parler initial, essentiel, et par conséquent du même coup le parler ultime que parle la langue à travers l’homme. »
Osons la poésie, il y va de notre survie comme être humain responsable et libre ! Comme toujours, existe la résistance. Ils sont nombreux ceux qui écrivent de la poésie dans leur coin, publiant de-ci de là, jetant leurs vers comme on jette des cailloux pour retrouver leur chemin, ou mieux pour que ceux qui suivent puissent emprunter plus facilement ce sentier discret qui mène à l’accomplissement de l’être (qui n’est pas, avouons-le une fois pour toutes, avoir plus d’argent !). Prenons un seul exemple de vers à méditer, Lucien Noullez : « Parce que rien n’est tout, les fleurs se fanent et les amours s’en vont. / Parce que tout n’est rien, on recommence les prières. » (« Escarpe et contrescarpe »). La conclusion, je la laisse à Philippe Sollers : « Il n’y a pas de crise de la poésie. Il n’y a qu’un immense et continuel complot social pour nous empêcher de la voir. »