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Comment filmer un philosophe ? Voici la question initiale de Margaret von Trotta, cinéaste allemande, avant de tourner ce film passionnant. On est bien sûr loin des biopics habituels de chanteurs, hommes politiques, sportifs, couturières, homme qui a marché sur la lune et autres héros visuels et connus de notre époque. Car qui connaît Hannah Arendt ? Je ne me souviens pas d'avoir entendu parler d'elle en philo (bon, d'accord, j'ai pu être distrait). Et son nom n'est apparu que bien plus tard, à la fin des années 1990. Or, ce film donne à réfléchir sur les relations difficiles entre la pensée, la conscience et les sentiments. Et la couverture par H. Arendt du procès Eichmann, à Jérusalem, en 1961, est le moyen d'une construction dramatique passionnante où l'on s'aperçoit qu'en fin de compte, ce qui compte, c'est le courage. Vous savez, ce courage intellectuel dont nous avons déjà parlé.
L'histoire : H. Arendt est une philosophe allemande, juive, qui a appris la philosophie avec Heidegger, dont elle a été la maitresse. Elle fuit en France au moment de l'arrivée du nazisme, puis après avoir été emprisonnée dans un camp, elle réussit à s'enfuir et à rejoindre l'Amérique. Elle s'y installe et mène alors une carrière universitaire prestigieuse. En 1960, elle apprend l'enlèvement d'Eichmann par les Israéliens, un des responsables de la déportation. Elle écrit au NewYorker pour proposer de suivre le procès. La série d'articles qu'elle publie à l'issue provoque un scandale incroyable.
Le film tourne d'abord autour de la relation entre pensée et conscience. Autrement dit, Eichmann n'est qu'un pion, il est banal, il n'a jamais pensé : c'est ce que montre à un moment le film, qui reprend des images d'archive du procès, et où le procureur demande à plusieurs reprises au prévenu s'il a pensé (gedacht) : Celui-ci fait répéter à plusieurs reprises la question, comme s'il ne la comprenait pas. AH démontre qu'un monstre peut être banal, que ce n'est pas un ultra sanguinaire, un théoricien, un fanatique. Il se considère juste comme un rouage qui n'a fait qu'exécuter les ordres. C'est la banalité du mal : l’absence de conscience et de pensée arrive à provoquer des désastres... Eichmann n'est pas un monstre au sens où on l'entend habituellement, il est "normal". Même si cette normalité ne l'excuse pas, et si AH considère qu'il est coupable. La question n'est pas celle de la culpabilité, il ne s'agit pas pour AH de l'excuser, mais de montrer les racines de cette culpabilité, qui n'est pas celle qu'on imagine à l'abord.
Mais AH va plus loin : elle remarque qu'un certain nombre de représentants des groupes juifs, déportés, ont peu ou prou transigé : cette banalité du mal n'est pas que d'un seul côté. Cela ne signifie pas que la victime est coupable : la victime est toujours victime, et ici innocente. Simplement que le manichéisme du bien et du mal est tout, sauf évident. Qu'il n'y a pas de simplisme. Cette dernière proposition provoque le vrai, l'immense scandale. En effet, elle suggère une forme de participation des juifs à leur tragédie, ce qui n'est évidemment pas le propos d'AH. Mais ses propos, venant d'une intellectuelle juive, remettent en question, de façon implicite, toute la construction collective de l’Israël de l'époque, dans la définition d'une représentation géopolitique partagée. La ligne de partage n'est pas entre deux collectifs, mais au sein de chaque individu.
Dès lors, le débat entre pensée et conscience se trouve compliqué par un troisième paramètre, celui des rapports avec les sentiments. Cette dimension pathétique prend d'ailleurs un double volet, aussi bien individuel que collectif : individuel dans les rapports avec les amis (ceux qui l'étaient et qui se détournent, ou ce très vieil ami, quasiment de la famille, qui lui reproche de ne pas aimer le peuple juif, et à qui elle rétorque qu'elle ne sait pas aimer des peuples, mais seulement des gens), qu'avec les collectivités : collègues universitaires, société américaine et, bien sûr, autorités israéliennes.
Voilà en effet, le plus marquant, et le plus surprenant dans ce film : la capacité d'AH à se lever contre la totalité de l'émotion, elle qui est la grande philosophe du totalitarisme. Elle a en effet montré que le totalitarisme, totalité du politique, était aussi le naufrage du politique et une caractéristique de la modernité. Elle expérimente ici la totalité de l'émotion... Le film laisse voir l'abime d'expectative auquel fait face AH, sans d’ailleurs donner de réponse.
Pourtant, là n'est peut-être pas l'ultime interrogation qu'elle se pose : En effet, tout son propos évoque la banalité du mal, comme si la pensée était un moyen suffisant pour avoir la conscience. Et son courage intellectuel lui permet de surmonter l'épreuve du "seul contre tous", de risquer sa réputation pour la vérité, de ne pas sombrer dans les mesquins arrangements. La pensée, dernière garante ? Pourtant, il lui revient alors le souvenir de ses relations avec Heidegger, à la fois intellectuelles et amoureuses. Alors, elle abandonne sa liaison amoureuse avec le philosophe quand elle voit Heidegger se compromettre avec le nazisme. Et lui qui était un des plus brillants philosophes du XX° siècle, un maître de la pensée, n'avait pas l'excuse de son absence de réflexion : lui aussi, comme Eichmann, avait cédé au mal. La banalité du mal frappe aussi les êtres d'exception. Et la pensée n'est pas suffisante pour fonder la conscience, et déterminer le choix entre le bien et le mal.
C'est au fond cette question qui hante AH, à l'issue de son livre sur le procès Eichmann.
Le film rend bien compte de tout ceci, avec une mise en scène variée qui évite astucieusement les "leçons"proférées du haut de la chaire. Nous assistons à une tranche de vie, qui pose bien sûr des questions philosophiques mais qui n'est pas un cours de philosophie. Un film intelligent et bien tourné. A voir.
O. Kempf