Il se trouve qu'historiquement, l'Argentine est en soi un pays qui possède une longue tradition de contrebande financière. Non seulement pour des événements récents, notamment la bancarisation obligatoire de toutes les transactions suivie du krach bancaire qui, en 2001, a absorbé les économies des particuliers. Mais aussi parce que le cours du peso a toujours été des plus instables depuis l'indépendance du pays en 1810-1816. Et enfin parce que depuis la fondation de Buenos Aires, la région qui allait construire ce qui est aujourd'hui l'Argentine ne vivait que de trafic : trafic d'esclaves tout d'abord, trafic de tabac, de métaux précieux écoulés dans que les taxes soient acquittées au Trésor Royal, lequel fermait les yeux parce que l'empire espagnol avait besoin de tenir cette zone qui faisait barrage à l'avancée du Brésil. C'est même une première tentative de faire rentrer dans la légalité l'activité économique de la région qui a décidé le roi Carlos III à scinder en deux le vice-royaume du Pérou pour en tirer un Vice-Royaume du Río de la Plata, qui incluait le Haut-Pérou, aujourd'hui la Bolivie avec les mines d'argent du Potosí, en 1776, l'année même où George Washington détachait les Etats-Unis d'Amérique de la Couronne britannique.
Aujourd'hui, le gouvernement argentin annonce donc l'émission de deux séries d'instruments financiers destinés à financer de programmes de développement dans le domaine de l'énergie (l'alimentation de tout le territoire en gaz et en électricité et la valorisation de la manne pétrolière sont des priorités vitales pour le pays) et de la construction immobilière (autre priorité, celle de viabiliser l'habitat de cette population qui s'entasse aujourd'hui dans ce qu'on appelle les villas miserias, les bidonvilles argentins). Ces titres d'Etat ne pourront être acquis qu'avec des devises étrangères, qu'il faudra donc sortir de sous le matelas ou rapatrier des Etats-Unis, du Canada, de Suisse, du Liechtenstein ou de Singapour. Pendant trois mois, les fonds ainsi rapatriés ou convertis bénéficieront d'une amnistie fiscale, dès lors que le Congrès aura voté ces mesures qui ne sont pour l'heure que des projets.
Ce qui nous apparaît, à nous Européens, comme une idée logique et plutôt une bonne idée pour le développement social et économique d'un pays, nous qui vivons l'évasion fiscale et l'ouverture de comptes non déclarés à l'étranger comme une plaie financière pour nos pays, est loin d'apparaître comme telle en Argentine : l'exil bancaire et le placement en devises étrangères y sont compris comme des mesures de survie financière et même de saine gestion de trésorerie pour voir venir et envisager des investissements à long terme. Ce qui fait de toute politique économique un peu ambitieuse, comme c'est le cas pour celle-ci, un casse-tête chinois de qualité supérieure : peu nombreux sont les Argentins, en tout cas parmi ceux qui disposent de la capacité financière d'y concourir, qui feront l'effort de donner acte à ce gouvernement de sa bonne foi et de lui confier ainsi tout ou partie de leurs économies pour l'intérêt général. Et les commentaires de lecteurs-internautes qu'on lit dans Clarín à la suite de ses articles sur ce sujet font froid dans le dos. Je me souviens personnellement d'avoir eu des discussions difficiles avec certains de mes amis, hostiles à ce gouvernement, et qui voient systématiquement dans ces décisions politiques une arnaque en puissance. Et on marche sur la tête. Le manque de confiance encourage la fraude qui elle-même fait échouer la politique du Gouvernement, qui est donc taxé d'incompétence et d'inefficacité quand ce n'est pas directement de corruption lui-même. Un vrai cercle vicieux et ça fait deux cents ans et plus que ça dure... Et pourtant politiquement ce Gouvernement définit bien les bons plans !
En gros titre : "Du matelas à la brique"
Pour aller plus loin : Lire l'article principal de Página/12 Lire l'analyse politique de Página/12 (sur la mesure, ses effets espérés et les craintes qu'elle ne manquera pas de susciter) Lire l'article de Página/12 sur les techniques financières mises en œuvre Lire la triple analyse confiée à trois universitaires sur le bien-fondé de la mesure, dans Página/12. Où l'on comprend pourquoi en Argentine, la presse reste encore, trente ans après la fin de la Dictature, une presse militante, voire un outil de propagande politique, et non pas un vecteur d'information équilibré comme dans nos vieilles démocraties. Il est très difficile d'être critique vis-à-vis de son propre camp sous peine de renforcer le camp adverse et vice-versa. Lire l'article principal de Clarín dont vous vous doutez bien qu'il est très opposé aux mesures annoncées (c'est l'une des voix de l'opposition nationale). Clarín ne croit pas un seul instant ni à la sincérité ni à l'efficacité de l'opération ainsi annoncée. Lire l'article de Clarín sur les cinq points techniques de l'opération de légalisation (blanqueo) Lire l'article de Clarín sur les enjeux politico-économiques du plan (vus du côté de la droite capitaliste, du monde des affaires, des investisseurs à grande échelle et des entreprises).