Pendant longtemps, The Knife a eu pour principe de ne jamais jouer live. Et puis, face aux immenses attentes que leur impressionnante et soudaine popularité suscitait, et fort d'un univers visuel déjà singulier et puissant, fait de clips et de photos de presse transgenre et méta-pop, ils décident de monter un spectacle avec lequel ils feront événement dans chaque ville où ils passeront. La tournée est un succès et le duo en tirera un DVD intitulé Silent Shout : an audiovisual experience. Nous sommes en 2006, et après cela, The Knife, en tant que tel (hormis les différents projets auxquels ses deux membres participeront), disparaît. Mais aujourd'hui, The Knife revient. La tournée Shaking The Habitual fait immédiatement suite à un double-album éponyme assez largement décrié et incompris. Le LP a en effet été conçu comme un fascinant cheval de Troie, censé d'abord jouer le jeu du marketing musical global (avec une promotion digne de celle du nouveau Daft Punk) pour mieux le dynamiter de l'intérieur, en offrant aux fans, en lieu et place d'une électro-pop efficace, de longues plages absconses (avec des paroles cependant sans équivoque) d'une longueur pouvant s'étirer jusqu'à dix-neuf minutes et destinées à provoquer tour à tour transe, angoisse et réflexion révolutionnaire.
Malgré cette partielle déconvenue, le public répond présent en ce soir du 4 mai à la Cité de la Musique de Paris. L'entrée, tant en scène qu'en matière, correspond exactement à l'horizon d'attente premier des spectateurs : dans une obscurité à peine sabrée de lumières fluorescentes, sept silhouettes encapuchonnées s'avancent et se positionnent. Penchées sur leurs instruments, elles interprètent "A Cherry On Top", morceau tout en suspension qu'elles enchaînent avec le lancinant "Raging Lung". Mais c'est au moment où commence "Bird", chanson extraite de leur tout premier album (2001), que le grand bouleversement s'opère. Alors que la chanson poursuit indépendamment sa course, les performers cessent soudainement de jouer ; ils poussent les instruments sur le côté de la scène et se lancent dans une improbable chorégraphie. The Knife tombe le masque : rien de ce que l'on a entendu précédemment n'était vrai. Ce qui semblait débuter comme un concert sera pour le reste de la soirée un spectacle de danse et de lumières. La musique du groupe n'est plus au cœur du show, elle n'en est plus que la bande-son.
Et alors que les morceaux s'enchaînent et que la chorégraphie se poursuit, j'assiste à une scène incroyable, a priori aberrante et pourtant d'une parfaite cohérence avec le concept qui sous-tend le spectacle : à mes côtés, une jeune spectatrice accrochée à son smartphone est en train d'enregistrer en mode audio l'intégralité de la performance. Je ne pouvais trouver meilleure porte d'entrée vers les abysses méta-musicaux qui s'ouvrent devant nous. Ce trou noir, béant et sans fond, la moitié des spectateurs refusent manifestement de s'y laisser tomber. Je m'y engouffre sans hésiter.