Plus de mille pages de Modiano, c'est le cadeau de la semaine. Dix Romans groupés dans un seul volume, qu'il a choisis lui-même, avec un texte de présentation et des illustrations. Tout savoir sur Patrick Modiano, alors que l'écrivain est, dans ses livres, un amateur de puzzles où manquent des pièces qu'il cherche dans le brouillard? C'est un leurre, bien sûr. Mais il est tellement agréable de se perdre dans les labyrinthes de sa mémoire en partie inventée...
J'ai rencontré longuement Patrick Modiano à deux reprises: en 1990, quand sortait Voyage de noces, et deux ans plus tard, pour Un cirque passe. Soit pour deux ouvrages qui ne se retrouvent pas ici...
C'est le premier de ces deux entretiens que je vous propose ici. Il n'est pas hors sujet: il s'agit bien du même écrivain, avec ses célèbres hésitations, qui vous poussent parfois à finir les phrases à sa place, et toutes les apparences d'une timidité presque maladive. Si bien traduite par les mots qu'on en viendrait presque à en faire une qualité...
Dans tous vos romans, on trouve ce qu'on appelle chez Françoise Sagan une «petite musique» bien particulière. C'est la vôtre, bien entendu, mais tout aussi reconnaissable. En êtes-vous conscient?
On n'a malheureusement qu'un registre à sa disposition. C'est comme dans la vie: on ne peut pas changer de voix, ni de couleur d'yeux. Evidemment, on est un peu condamné à écrire toujours la même chose. Mais il faut essayer d'approfondir. Cela donne une impression de monotonie, pas de monotonie, non, mais pas de registre, toujours le même, et on parle de musique, ou de petite musique...
Il n'y a pas que l'écriture, il y a aussi un univers de personnages marginaux dans un monde parfois étrange. Comment avez-vous construit ce monde?
C'est difficile à dire. Ça tient peut-être à des choses qui m'ont frappées dans l'enfance. Les choses vous marquent, dans cette période, et tout cela transparaît ensuite dans les livres de nombreux romanciers. Quand j'ai commencé à écrire, la période de l'occupation frappait particulièrement, parce que je fais partie de ces gens qui sont nés juste...
Après?
Juste après, et j'ai toujours eu l'impression d'être un produit de cette époque. S'il n'y avait pas eu, à Paris, cette période un peu bizarre, mes parents ne se seraient jamais rencontrés. Les romanciers sont des gens qui, sans s'en rendre compte, sont très liés à l'air du temps, à la sensibilité du temps.
Vos personnages ont aussi la particularité d'être situés en marge de la société, même physiquement: il y a eu Les Boulevards de ceinture, et dans Voyage de noces, votre dernier roman, le personnage principal fuit vers la périphérie...
Julien Gracq explique quelque part que la littérature décrit, depuis quelques décennies, des gens qui ne sont pas en harmonie avec le monde. Il prenait des exemples, de Beckett à Camus. C'est une littérature de marginaux, mal à l'aise, avec des problèmes d'identité. On est prisonnier de son époque. Si j'avais pu choisir, j'aurais peut-être préféré faire une littérature plus... je ne dirais pas positive, mais dans un univers plus harmonieux où les gens sont en harmonie avec la nature, comme dans certains livres que j'aime...
Ces incertitudes sont-elles aussi les vôtres?
Oui, ce sont mes incertitudes, mais c'est un climat plus général, que je retrouve souvent chez des cinéastes ou des écrivains de ma génération. On n'est pas seul à éprouver ce genre de chose, et on est un peu condamné à une littérature où les gens recherchent leur identité.
Ici, le personnage principal se penche aussi sur l'énigme de l'identité d'Ingrid, cette femme qu'il a rencontrée autrefois...
Oui, mais il est en rupture avec sa propre vie...
Tout en se disant: je m'enfuis, mais ma femme le saura et elle couvrira ma fuite. Donc, il lui reste un point d'attache!
Oui, c'est compliqué. Sa lassitude de son métier le conduit à se réfugier dans des quartiers périphériques de Paris. A ce moment-là, tout devient étrange, il est un peu son propre fantôme. Et il repense à cette rencontre qu'il avait faite quand il avait vingt ans. Comme il est un semi-clochard dans la périphérie de Paris, il va essayer de reconstituer le parcours de ce couple. Ils avaient vingt ans de plus que lui...
Et ils s'étaient cachés, eux aussi, mais pendant la guerre... Mais ils ont continué à vivre comme s'ils devaient encore se cacher.
C'est ça qui l'a frappé, l'attitude étrange de ces gens qui sont ses aînés. Alors il s'intéresse à cette femme.
Il est fasciné par Rigaud, le mari d'Ingrid, aussi. D'une certaine manière, ne s'identifie-t-il pas à lui?
Oui, il s'identifie à Rigaud et même au couple, parce qu'il s'aperçoit qu'il en arrive à l'âge qu'avaient ces gens quand il les a rencontrés et il se rend compte qu'il a les mêmes réactions qu'eux. Malgré la distance des années, il y a une sorte de répétition. Il met ses pieds dans leurs traces et il finit par s'identifier à eux parce qu'il arrive à avoir le même âge qu'eux.
Le temps qui passe est quelque chose de très important pour vous, vous accordez une attention toute particulière à la chronologie. Vous parliez de votre biographie, de votre naissance après la guerre. Ici, ce sont des âges qui se rejoignent. Tout est très daté. Le passage du temps est-il donc à l'origine de tout?
Chaque fois que j'écris un roman, je ne peux pas m'empêcher de penser que tout est axé sur le temps. Même dans la manière de construire le livre... Mais peut-être que le terme «construire» n'est pas...
Quand vous écrivez, avez-vous une conscience très claire du temps qui s'écoule dans le roman?
Oui, j'en ai une conscience très précise. Mais il n'y a aucune volonté artificielle de construire. Inconsciemment, je ne peux pas faire autrement que mêler différentes époques qui se superposent. Et en même temps, j'essaie de donner une impression de fluidité, pour que le lecteur ne risque pas de décrocher...
Dans vos romans, et encore dans Voyage de noces, on trouve souvent une enquête. Etes-vous un amateur de romans policiers? Auriez-vous voulu en écrire?
Oui, j'ai toujours eu la nostalgie d'écrire des romans policiers. D'une part, j'aime bien qu'il y ait une recherche dans mes livres. Et d'autre part, ce qui me plaît dans le roman policier, c'est l'idée d'en écrire régulièrement, tous les ans. J'ai beaucoup de sympathie pour les auteurs de romans policiers, comme Chandler ou Hammett. C'est pour ça que je rêvais d'écrire dans la «Série noire». Mais les choses ont évolué, peut-être que la grande époque de la «Série noire» se situait dans les années quarante et cinquante. Et c'est à ce moment-là, évidemment, que j'aurais...
Une fois de plus, vous êtes né trop tard!
Oui, c'était trop tard...
Mais vous publiez quand même presque chaque année, comme un auteur de romans policiers. Avez-vous l'impression d'exercer le même artisanat?
C'est un peu le hasard... Je me pose cette question parce qu'il est difficile, hors du roman policier ou du feuilleton, d'écrire régulièrement. On risque de se répéter, de tomber dans le procédé. Et quelquefois, il faut arrêter d'écrire pendant un certain temps. Quand on est plus jeune, on ne s'en rend pas compte, mais quand les années passent on s'aperçoit qu'il y a une contradiction entre la nécessité d'écrire, d'avoir un univers, et puis ce qui est quand même un métier comme les autres, c'est-à-dire quelque chose qui doit être régulier. Au bout d'un certain temps, ça devient un métier...
Avec des outils que vous apprenez à mieux utiliser, des choses de ce genre?
Oui, et aussi pour des raisons plus pratiques: il faut en vivre, aussi. Des écrivains comme Fitzgerald, par exemple, se sont heurtés à ce genre de contradiction: il écrivait des nouvelles pour gagner sa vie et en même temps il sacrifiait peut-être des romans qu'il aurait pu faire.
De votre côté, comment vivez-vous cette contradiction? Vous vivez de vos livres...
Oui, mais en France, c'est particulier. Dans cette activité, à partir d'un certain âge, il y a tout un côté social chez ceux qu'on appelle des hommes de lettres: ils sont à l'Académie française, ou dans des jurys littéraires...
Vous n'êtes rien de tout cela. N'êtes-vous pas un homme de lettres?
Non, mais beaucoup d'écrivains, même talentueux, deviennent en France, à partir d'un certain âge, des gens qui occupent une position, je ne dirais pas officielle, mais...
De notable?
De notable, qui n'existe peut-être qu'en France, parce que dans les pays anglo-saxons c'est différent. Alors, il arrive un moment où on se retrouve à la croisée des chemins...
Et vous y arrivez, non?
Oui, évidemment, j'y suis arrivé. A mon âge, la plupart des écrivains français sont dans une carrière comparable à la carrière diplomatique. Quand on se sent mal à l'aise dans ce genre de chose, on ne sait pas très bien, on est un peu anxieux...
Ne fréquentez-vous pas les autres écrivains?
Non, mais cela tient aussi aux gens de ma génération. Maintenant, c'est différent mais, quand j'ai commencé à écrire, la littérature était pour eux quelque chose qui ne comptait pas tellement. Ils s'intéressaient plutôt à des problèmes politiques, aux sciences humaines... Au début, je me suis senti en porte-à-faux, parce que j'avais l'impression, quand j'écrivais, d'exercer, par rapport aux gens de ma génération, une activité un peu désuète...
Marginale, encore!
Marginale, oui. Et puis les années ont passé, et il n'y a jamais eu ces rencontres, ces débats qui existaient dans les années trente, par exemple entre les surréalistes. C'est aussi parce que l'époque a changé et que l'édition est devenue beaucoup moins artisanale qu'elle ne l'était dans les années trente.
Cela vous a-t-il manqué ou bien êtes-vous plutôt satisfait d'avoir évité les aspects parfois pesants de la «vie littéraire»?
Il est vrai qu'il y avait un côté pesant, le côté social, les salons littéraires, tout ça, mais quelquefois je regrette les amitiés littéraires, des amitiés d'hommes qui allaient au-delà de la littérature. Maintenant, les gens qui écrivent sont plus isolés.
Vous venez de publier un roman. Etes-vous déjà ailleurs, dans un autre projet, ou bien accompagnez-vous le livre jusqu'après sa parution?
Une fois qu'on a fini un livre, on pense déjà à autre chose. Mais il y a un moment où on doute de soi: quand le livre paraît, parce qu'il n'existe que par le regard des autres. Et on est un peu désarçonné par ce que les autres vont y trouver. On est resté confiné dans la solitude de l'écriture et c'est comme si on se trouvait brutalement projeté en pleine lumière après avoir été enfermé dans une chambre noire. Et on est intimidé pour le livre suivant, parce qu'on a peur de se répéter...
Doutez-vous beaucoup de vous?
Oui. Bizarrement, quand j'étais plus jeune, je me disais qu'à partir d'un certain âge on devait trouver une sorte d'apaisement, à force de publier. Je pensais qu'il arrivait un moment où on n'avait plus envie d'écrire, parce qu'on avait l'impression d'avoir...
... fait le tour de tout ce qu'on avait à dire?
Fait le tour de tout ce qu'on avait à dire, et je pensais qu'on devait éprouver un certain soulagement d'être délivré de ça. Mais je m'aperçois d'un autre problème: au fur et à mesure qu'on écrit des livres, on a le sentiment de ne pas avoir écrit vraiment celui qu'on avait envie d'écrire, alors on croit toujours que ce sera le prochain. C'est une insatisfaction perpétuelle, et on déblaie le terrain pour le prochain livre. Mais on repousse toujours l'aboutissement. C'est pour cela que j'ai toujours été frappé par les écrivains qui arrêtaient d'écrire...
Comme s'ils étaient, eux, arrivés à l'aboutissement de leur oeuvre?
Oui, mais c'est sans doute une illusion, parce qu'ils devaient être plus angoissés encore que s'ils avaient continué à écrire. On s'imagine toujours que les choses sont plus simples qu'elles le sont en réalité...