"Dans notre clientèle, on trouve des gens brisés, des cadres intermédiaires méprisés d’un bout de l’année à l’autre, des maris cocus, des mômes timides et mal dans leur peau, des quinquagénaires aigris, des homosexuels contrariés, des piliers de bistrot, des blasés, des hystériques et des mystiques. Ils viennent tous avec le même désir au fond des yeux qui papillote au fond des yeux. Celui d’une bonne partie de jambes en l’air qui leur sauve le mois. Le même désir que les minets et les golden boys. Celui de posséder une de ces anatomies fuselées qui se baladent sous leur nez à longueur de publicités, de feuilletons télévisés, de flashs d’information, tout ce buzz médiatique où l’on ne peut même pas regarder un bulletin météo sans bander. Ils viennent chez nous avec un désir de magie. C’est pour ça que je parle de prophètes. Notre enjeu, il est à cette hauteur. Comment avec leurs passifs de pelliculeux ou de pedzouilles benoîts, ils vont se farcir une femme de rêve. Et ça marche. Ils se la farcissent. Et en prime ils dégorgent comme des bêtes, et cerise sur le gâteau, elle grimpe au rideau en hurlant."
Du fantasme à portée de porte-monnaie… Voila le service que vend avec un succès phénoménal la Cité, mélange de maison close et de parc d’attraction sexuelle imaginé par Charles Robinson dans son premier roman "Génie du proxénétisme".
Roman est d’ailleurs un terme impropre. "Génie du proxénétisme" est certes une pure fiction. Charles Robinson nous y raconte l’histoire de la création et du développement d’un projet d’entreprise un peu particulier, une entreprise sexuelle. Dans une région française sinistrée par les faillites et les délocalisations (le Nord, l’Est ?), les pouvoirs publics donnent leur aval à un projet de reconversion sans précédent, l’ouverture d’un vaste centre offrant des services sexuels. Et l’auteur de nous livrer le détail des prestations, du profil des salariés et du management au quotidien dans cette entreprise imaginaire de prostitution officialisée et rationalisée, en la comparant à la prostitution "artisanale". Plus qu’un roman, c’est une fiction narrée sous une forme résultant d’un savant mélange entre l’ouvrage de stratégie d’entreprise et de management, l’autofiction sexuelle, le business plan et le pamphlet poujadiste. Le tout dans un stylé détaché et pince-sans-rire, presque froid, mais à l’ironie mordante. Avec une petite réserve toutefois : un côté parfois répétitif du deuxième tiers du livre, passée la surprise des premières pages et avant les meilleurs passages dans le derniers tiers (Cf. ci-dessous).
Une pure fiction ? Ce n’est quand même pas très éloigné de ce qui peut exister à Berlin avec cette sorte de bureau de passage pour prostituées qu’est Artémis. Une tentative de lever l’hypocrisie qui règne sur la question du sexe tarifé serait donc sans doute une définition plus exacte. Et du sexe tarifé pris au sens large. Pas seulement la prostitution classique rémunérée en espèces sonnantes et trébuchantes, mais aussi celle, présente partout, qui consiste pour un individu, homme ou femme, à la plastique attrayante à user de ses charmes pour obtenir un poste, un rôle ou un contrat. A cet égard, j’ai particulièrement aimé le témoignage imaginaire de Grégory. Rien que pour ce passage-là et quelques autres (la recherche de la "mère suprême", la description des "produits" par le Directeur des Relations Humaines, le décryptage des techniques de marketing – "Un client n’achète pas seulement un produit, il s’achète lui-même achetant le produit avec les signes de reconnaissance appropriés : il devient consommable. Personne ne peut savoir qu’il a besoin d’un produit tant qu’il ne sait pas ce que ce produit lui apporte en termes d’image." – ou encore les réflexions caustiques sur l’état de la France - "On ne peut pas vouloir être leader en Europe sur l’harmonisation, et réclamer un statut d’exception légitimé par les préjugés nationaux."), le livre mérite le détour. Si on n’a pas trop de tabous par rapport au sexe. Ou peut-être justement si on en a de trop…. Depuis que l’homme est homme, le sexe reste quand même sa grande préoccupation après sa survie.
Sous ses dehors provocateurs (c’est quand même assez cru et hot), qui ne manqueront pas de choquer les affidés de Jean-Paul II et Benoît XVI, et au-delà du cynisme apparent consistant à pousser jusqu’au bout la logique de l’économie de marché en l’appliquant à la prostitution, on peut voir dans cet ouvrage certes une défense de l’économie de marché et du processus de destruction créatrice cher à Schumpeter ("Pour lutter contre le chômage, il y a les solutions socialistes : on divise chaque poste de travail par deux, on divise les salaires, et on augmente le coût du recrutement pour le contribuable. C’est philosophiquement très beau mais ça ne marche pas. L’autre solution, c’est d’inventer des emplois. Inventer des services. Imaginer.") mais aussi une critique sous-jacente assez lourde de la suprématie absolue de l’argent, de l’omniprésence du sexe dans nos économies virtuelles et des frustrations qui en résultent.
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