A propos du livre de Laurence Debray : Juan Carlos d’Espagne, Perrin, 2013. Fiche de lecture rédigée par J. Pellistrandi, spécialiste de l'Espagne (et que je remercie encore une fois pour ses contributions). Un livre d'une grande actualité, alors que le roi d'Espagne est rès contesté, et au-delà de lui, la monarchie espagnole. Au-delà, c'est l'unité du pays qui est en cause....
O. Kempf
Le roi d’Espagne, Juan Carlos, vient de fêter ses 75 ans dans une ambiance des plus moroses, à l’image de son pays. Il y a encore cinq ans, le roi était vénéré et apprécié au point de parler de Juancarlisme. Son rôle dans la construction de l’Espagne moderne a été considérable et c’est là le principal mérite du livre de Laurence Debray : rappeler combien Juan Carlos a su servir son pays, malgré tous les obstacles qui se sont dressés devant lui depuis sa toute jeunesse. Or, aujourd’hui, le ressort semble brisé. L’Espagne doute de son roi et lui-même semble désormais subir le poids des années, contrastant avec le dynamisme qu’il avait su insuffler au cours de son règne. Au roi de devoir s’est substitué un roi plus enclin à profiter de la vie, quitte à remettre en cause les principes qui avaient guidé son action depuis les années soixante. Il serait cependant injuste de remettre ainsi en cause Juan Carlos au regard de tout ce qu’il a apporté à son pays, mais aussi à l’Europe et au monde hispanique.
Dans cette longue biographie de près de 400 pages et qui ne se veut ni un travail universitaire, ni une hagiographie pour la presse du cœur, l’auteure, fille du philosophe Régis Debray, dresse un portrait somme toute très honnête de Juan Carlos tout en rappelant quelques pages complexes de l’histoire espagnole. Tout d’abord, il faut ici rappeler le régime de Franco, désormais bien oublié notamment de la jeunesse espagnole. De 1939 à 1975, Franco a dirigé d’une main de fer une Espagne ravagée et meurtrie par la Guerre civile, ultime avatar des affrontements de la société espagnole, entamées en 1808 lors de la guerre contre les troupes napoléoniennes.
Allié de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie, l’Espagne franquiste n’a dû sa survie politique qu’au soutien des Etats-Unis dans le cadre de la lutte contre l’Union soviétique. Le régime anti-communiste de Franco et la position géographique de la péninsule ibérique ont alors intéressé Washington. A partir de 1953, les forces américaines vont ainsi bénéficier d’une quasi extraterritorialité dans leurs bases espagnoles. Si l’immigration et le tourisme vont permettre un premier décollage économique de l’Espagne dans les années soixante, force est de constater que Franco a toujours refusé toute évolution politique de son régime. Monarchiste de cœur, mais fermement opposé à Don Juan, héritier de la couronne, Franco a su habilement jouer des différents courants du national catholicisme pour ériger le statu quo en politique. Juan Carlos, prince éduqué sous la double tutelle de l’héritier légitime, son père, et du Caudillo, chef de l’état, a dû mener sa barque au milieu d’une hostilité permanente.
Laurence Debray évoque très bien toutes les humiliations que le jeune prince a subi dans les longues années qui le conduisirent jusqu’au trône royal. Successeur présomptif mais non désigné, usurpateur d’un titre aux yeux des monarchistes, suppôt du Franquisme aux yeux de la Gauche, Juan Carlos avait toutes les chances d’échouer. Et pourtant, … L’auteur évoque ainsi les jugements parfois cassants des ambassadeurs à Madrid traitant le prince de play-boy sans grande envergure. Méprisé par les siens, Juan Carlos a su indéniablement se préparer dans la plus grande discrétion, cachant sans cesse ses émotions et ses pensées, n’ayant qu’un objectif : servir pour moderniser son pays.
Il faut aussi se rappeler les années de la fin du franquisme avec un Franco sénile mais ne lâchant rien, une répression policière impitoyable et une hostilité de toute l’Europe à l’égard de l’Espagne. Et lorsque le vieux Caudillo meurt, personne ne se risque à parier sur la réussite de Juan Carlos. Or, celui-ci va savoir agir avec efficacité et avec le soutien des Etats-Unis, contrairement à la France du Président Giscard d’Estaing, très bavarde pour donner des leçons mais qui bloquera les négociations pour l’entrée de l’Espagne dans la CEE. Le roi va savoir enterrer l’état franquiste et instaurer en quelques années la démocratie, avec la légalisation du Parti Communiste Espagnol, l’ennemi juré des militaires, l’instauration d’une constitution très décentralisatrice et accordant aux Autonomies une très grande part de la conduite des affaires.
Cette audace a été couronnée le 23 février 1981 lorsque le Roi s’opposa à une tentative de putsch militaire, préservant ainsi la toute jeune démocratie espagnole. Par son attitude intransigeante, Juan Carlos est ainsi devenu le Roi de toutes les Espagnes, faisant définitivement passé le Franquisme aux oubliettes de l’Histoire.
Plus de trente ans après cette nuit historique, la mémoire espagnole semble un peu flancher face aux frasques de la famille royale, et dont le Roi n’est pas exempt : corruption, enrichissement frauduleux, vie privée tumultueuse, erreurs dans l’exercice du pouvoir,… Il serait cependant injuste de ne retenir que ces fautes au final très en phase avec les excès récents de la société espagnole. Il est sûr que la crise financière enclenchée depuis 2008 rappelle aux Espagnols certaines exigences qui avaient été vite oubliées durant les années de prospérité.
Il est à souhaiter que les années de vieillesse de Juan Carlos puissent mieux se dérouler que les deux à trois ans qui viennent de s’écouler. La situation économique très difficile du pays avec un chômage représentant un quart de la population active, une Catalogne très revendicatrice d’une indépendance qui serait de toute façon très artificielle, et une perte de repères au sein de la société espagnole, suffisent déjà à une Espagne encore sous la vague de la crise. Il serait dommage que s’y rajoute une crise monarchique liées à des dérives regrettables. Si le Roi semble en avoir pris conscience, il est aussi important de rappeler que son rôle a été crucial dans la modernisation de son pays. L’oublier aujourd’hui serait faire injure à l’Histoire.
Jérôme Pellistrandi