Nous venions de finir de charger le camion. C’était le samedi 13 avril, et nous avions pris du retard sur le planning. La veille, avec Dorothée, nous avions reçu les représentants de l’Agence Européenne d’Education et de Formation tout au long de la vie. Nous avions été tirés au sort pour bénéficier d’une visite de contrôle préalable au projet. Les échanges cordiaux que j’avais entretenu avec l’Agence, avec Rabia A., les échanges qui avaient précédés cette visite me la faisait attendre avec plaisir plutôt qu’angoisse. Elle serait l’occasion de vérifier nos outils et, si cela s’avérait nécessaire, de les modifier pour permettre au Workshop d’atteindre les objectifs que nous lui fixions.
Je sentais mon corps tendu. Dans le camion qui nous amenait à Annequin, j’écoutais d’une oreille distraite les chroniqueurs d’une quelconque radio nationale, expliquer leur fabuleux points de vue sur l’affaire qui les intéressait. Si Jérôme avait été honnête, si Jérôme ceci, si Jérôme cela… Et tous, plus barbants que compétents, rivalisaient de bons mots et, s’appuyaient sur l’affaire pour mettre en valeur la qualité de leur analyse, de leur regard, de leur « moi ». Total respect pour ces « nouveaux chiens de garde » ! J’écoutais, je n’entendais rien.
Ensuite, nous arrivions à Annequin et retrouvions Geoffrey D. qui nous ouvrait la salle des fêtes. Il était plus de 12h. Après que nous ayons pris le temps d’un repas rapide, n
Oui, le déchargement du camion avait été tel qu’à l’habitude : un exercice physique intense ! Depuis le début des « Mille et une Vies », cela m’avait amusé de savoir qu’avec mes 50 kilos tout mouillé, aidé par un deuxième homme, je saurais déplacer quelques tonnes d’acier et de matériel et installer mon théâtre où je le voudrais. Et ce jour comme à l’habitude, le déchargement et le montage brulèrent de nombreuses calories. Mais ce jour la, contrairement aux habitudes, le montage n’était pas suivi d’une représentation (voire deux) d’un démontage, d’un chargement, d’un retour.. Cette installation, aussi lourde qu’elle soit, était une promenade de santé…
Il était 20h et nous laissions la salle des fêtes habitée par notre théâtre. Lundi, pendant que d’autres partiraient accueillir les participants à Lille, Bruxelles ou Roissy, je finirais l’installation et la préparation de la salle. Quand j’arrivais sur Lille, après une douche rapide, j’écoutais les chroniqueurs d’u ne quelconque chaîne nationale, dire leur émoi. Je fermais les yeux, leur propos, leurs petits regards m’endormaient. C’était ce qu’ils voulaient, que nous dormions ; ils voulaient, qu’endormis par leur verbe, nous leurs laissions la parole. Dans mon sommeil, je me voyais, après les avoir attachés, les alignant contre un mur et leur infligeant une torture suprême : celle de devoir s’écouter ! Dans mon sommeil, je riais de ma bonne blague.
5h30, le réveil sonne. 5h30, une vie devant soi. C’est une journée particulière pour le corps et l’esprit. 5h30 le 14 avril, le réveil sonne sur un dimanche laborieux, un dimanche heureux. J’ouvre les yeux, je ne vois rien ; j’écoute, je n’entends rien. Ma perception est confuse, je suis aux aguets.
Le dimanche, avant de partir pour le bureau, je faisais un détour par le marché de Wazemmes. J’y passais 2 heures dans les allées. Je voulais réunir le matériel qui me manquait encore, principalement matériel de couture. Mais je profitais de ma présence dans ces travées dominicales pour acheter une bouteille de champagne. Bouteille qui permettrait à l’équipe, se réunissant pour un dernier « check » avant démarrage, de fêter l’anniversaire de Dorothée.
Quand j’arrivais au bureau, je puisais dans ce qui restait de l’énergie de mon premier souffle, pour vérifier, avant que les autres arrivent, que ma part du gâteau était prête à être mangée. Je souriais intérieurement. Assis à mon bureau, je laissais mon imagination dériver, et mon regard perdu se promenait sur les visages colportés par le trombinoscope. J-1 avant arrivée, le temps n’arrêtait pas de changer, la météo aussi… un jour froid, un autre chaud, je ne savais plus saisir ce qui concernait le temps, je me laissais dépasser et, à d’autres moment, je laissais derrière moi ses vagues et rumeurs.
C
Quand vers 20h je sortais du bureau, je me sentais loin de la vie dans le quartier du Faubourg de Béthune. Comme souvent le dimanche, la fenêtre ouverte m’avait permis d’entendre la sarabande des moteurs de motos et autres quad, les cris de ralliement, les ollé bruyant et pleins de vie. Une vie dont je me sentais chaque jour un peu plus éloigné. Une vie, comme celle que l’on regarderait à travers un prisme, ni idéale, ni cauchemardesque, une vie qu’on vivrait par procuration, qui ne serait la nôtre que par fragments. Ces explosions de citoyenneté du monde, ces explosions dont je parlais ici hier avaient commencé de me reconstruire. Celle que j’étais en train de vivre, me laissaient nu. Je n’avais besoin que de mots, de mots pour parcourir la planète. Des mots qui, plus utiles qu’un GPS ou une entreprise du BTP, pourraient construire des avenues ; des mots qui indifférents des langues me permettraient de revoir BABEL ; cela je le sentais, je ne le voyais pas encore.
Se promener dans la communauté des hommes et ne pas être effrayé, se promener sous les voutes étoilées et sentir le souffle du vent ; se promener… Quelle était donc cette émotion sourde qui parcourait mon dos ? Quelles étaient ces contradictions humaines face auxquelles je me retrouvais ? Il me semblait voir de nouveaux horizons en même temps que je voyais disparaître les étranges constructions que mon esprit, confronté aux règles françaises, avait fait émerger. Si la règle facilitait l’apparition de libertés intérieures, elle pouvait aussi, devenir une impasse de laquelle il est difficile de sortir. Je n’étais pas dans une impasse, je voyais la lumière, et il me suffisait de faire comprendre à l’attelage la direction qu’il devait prendre.
Mais en même temps que j’avançais sur ce chemin, je comprenais que si le politique n’avait pas fait le travail éthique, rien ne m’empêchait d’être le citoyen engagé, l’homme courageux que je devais être. Ce que je commençais de comprendre, c’est que les libertés données au monde économique m’appartenaient aussi. Il ne tenait qu’à moi de les saisir et d’utiliser comme autant d’outils pour agir. A J-1 de l’accueil, à J-2 du démarrage voila ce qui m’habitait et m’interrogeait…