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Aussi neuf et incertain qu’il soit encore, le concept de « ville intelligente » ou « V.I. » suscite un engouement qui n’est pas sans rappeler celui de la «fée électricité» à la Belle-Epoque. L’essayiste Jérémy Rifkin appelle au développement des technologiques informatiques dont les V.I. dépendent dans l’espoir d’une « troisième révolution industrielle » [1] . Mais les prototypes récemment sortis de terre laissent craindre que les solutions vantées ne soient pas à la hauteur du chaos urbain généralisé qui s’annonce et qu’elles fassent perdre un temps précieux à une indispensable transition vers la « ville durable ».
Un engouement croissant, une offre encore immature et segmentée
L’homme d’affaires, surtout s’il est informaticien [2] , y voit une lucrative voie d’accès aux partenariats public-privé : le marché mondial des technologies utilisée pour les projets de V.I. est estimé à 116Mds $ [3] entre 2010 et 2016. Pour l’homme politique friand de storytelling, la V.I. permet de briller aux classements internationaux : les «Amsterdam Smart Stories» [4] de la désormais Amsmarterdam font des envieux. L’urbaniste confronté à la complexité croissante des « villes-mondes » [5] voit dans l’« écosystème numérique » [6] des V.I. une solution globale fascinante. La génération Y à la cyber-citoyenneté affirmée, habituée du crowdsourcing et de l’open data y lit une attention des administrations à son égard.
De fait, les technologies proposées pour les V.I. apportent des solutions inespérées à des problèmes croissants, complexes et cruciaux pour les populations urbaines : ici, une smart grid pour les réseaux d’eau et d’électricité [7] ; là, une puce communicante (NFC) pour le trafic routier ; ici encore, une cartographie des émissions carbone [8] . Toutefois, l’offre naissante, issue d’investisseurs privés, et répondant à des problèmes isolés, n’a pas encore la légitimité que seuls donnent la cohérence d’ensemble, la rentabilité éprouvée et l’adoption par le plus grand nombre. Ce qui ne sera pas chose aisée…
Positivisme, déni de démocratie et empreinte environnementale : 3 risques de faire de la V.I. l’ultime utopie
Le Corbusier estimait que « là où naît l’ordre, naît le bien-être » et rêvait de faire de la maison une « machine à habiter ». Sans doute les promoteurs de la V.I. cherchent-ils à adapter sa vision à l’échelle de la ville. Déjà, en 1964, les architectes du mouvement Archigram [9] imaginaient une ville pilotée par l’informatique et modulable à merci. Aujourd’hui l’italien Carlo Ratti, directeur du SENSEable City Lab du MIT, se réjouit que la ville « commence à fonctionner comme une Formule 1 » grâce aux capteurs qui la rendent plus sensible, réactive. Au contraire, Serge Watcher, professeur d’urbanisme, voit dans la V.I. la manifestation récente du « positivisme qui accorde à la science et à la technologie le rôle d’un deus ex machina » [10] . Pourront-elles régler a posteriori les problèmes si complexes liés à l’urbanisation mondiale actuelle [11] ? Et si les systèmes informatiques, que Saskia Sassen souhaite hackable par les citoyens [12] , se laissaient dépasser ? Parviendront-ils à générer à grande échelle les indispensables financements et adhésions des multiples acteurs ?
Daniel Kaplan, de la Fondation Internet Nouvelle Génération [13] , s’inquiète lui que les autorités publiques délèguent la construction et la gestion des villes à des partenaires privés, comme Mitsubishi pour la ville de Masdar [14] , aux Emirats. Antoine Picon, historien de l’architecture, craint qu’une « élite technocratique planificatrice» [15] ne concentre le pouvoir au détriment des citoyens sans expertise. Par ailleurs, la science fiction est riche de réflexions sur les menaces que font peser la collecte de données par les autorités publiques sur les libertés individuelles : « Bienvenue à Gattaca » [16] , « Matrix » ou encore « Fahrenheit 451 ». Enfin, le coût d’entrée des V.I. est tel qu’il est probable que les villes et les citoyens les plus pauvres – dans les bidonvilles en particulier – n’y aient pas accès alors même que ce sont eux les plus exposés aux risques liés à l’urbanisation : insécurité, insalubrité, zones inondables, fuites et coupures des réseaux d’eau et d’électricité. Les mesures et mesurettes menées au nom de la V.I. – une application locale pour smart phone alertant des risques sismiques par exemple – tiendrait alors du gadget pour condominiums privés à l’intelligence proclamée de mauvais goût.
Troisième risque, si les green techs ambitionnent de réduire l’empreinte environnementale des villes, leurs promoteurs n’incitent pas assez à une remise en cause du mode de vie urbain occidental consommateur de ressources naturelles non renouvelables, à commencer par l’indispensable espace agricole périurbain. La Toyota City [17] encourage deux voitures (à énergie solaire) par foyer. PlanIT Valley, au Portugal, est une ville créée ex nihilo. Masdar, présentée comme « ville de l’après-carbone », est financée par les « pétrodollars ». Les green techs sont également critiquées pour leur dépendance aux minerais non- renouvelables [18] ; l’« effet rebond » qu’elles provoquent sur la consommation électrique [19] ou la gestion délicate des déchets d’équipements électriques et électroniques (D3E) [20] . Surtout, la transition ne sera possible que si les citoyens des V.I. adoptent un mode de vie plus « simple » [21] tel qu’il s’initie depuis peu dans les « villes lentes » et « villes en transition » [22] .
Face au chaos urbain généralisé qui se profile – avec l’explosion de l’habitat informel dans des zones à risques et l’apparition de problèmes environnementaux de grande ampleur (dont le pic de pollution de janvier 2013 à Tokyo n’est qu’un signe précurseur) – les offres technologiques pour « villes intelligentes » suscitent de grands espoirs. Malheureusement, il se pourrait que des difficultés propres au modèle (acceptabilité sociale limitée, manque de rentabilité économique) et, plus encore, l’ampleur de la crise sociale et environnementale qui se profile (que même la technologie la plus avancée ne permettrait pas de gérer) ne fasse du modèle une ultime utopie, intelligente mais impuissante…
Fanny Dabard - [email protected]
1er prix 2013 au concours « Génération mobilité »
organisé par Sia Partners et Orange
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- La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’économie et le monde, Jérémy Rifkin, 2012, Edition Les liens qui libèrent.
- La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’économie et le monde, Jérémy Rifkin, 2012, Edition Les liens qui libèrent.
- « Smart cities technologies will grow fivefold to exceed $39 billion in 2016 », ABI Research, juillet 2011
- Voir le site officiel du projet
- The Global City : New-York, Tokyo, London, Saskia Sassen, Princetown University Press, 1991
- « Cities of opportunities », PWC, 2011. Son « écosystème numérique comprend 6 « smart » axes : économie, mobilité, environnement, population, qualité de vie, gouvernance
- Par exemple : les compteurs Linky d’ERDF ou les m2ocity de Véolia et Orange
- Cisco a vendu à San Francisco et Amsterdam son « Urban Eco Map »
- Archigram, une utopie futuriste bientôt d’actualité? En haut, la « Computer city » de Peter Cook intégralement pilotée par ordinateur ; en bas, la « Plug-In City » de Denis Crompton modulable à l’envie en fonction des nouveaux besoins de la ville.
- Dans « Promesses et impasses de l’architecture numérique », Serge Watcher, Revue Métropolis, n°78, 2009
- 86% de la population mondiale habitera en ville en 2050, d’après le World Urbanization Prospects, O.N.U., 2011. Il est prévu une « hausse de la pauvreté urbaine, une expansion des bidonvilles et une dégradation de l’environnement urbain ». 60% des villes de plus de 1 million d’habitants (soit 890 millions d’entre eux) seront situées dans une ville exposée à « au moins un risque majeur de désastre naturel ».
- « Dialogue sur la ville de demain avec Saskia Sassen », sfrplayer.com, novembre 2011.
- « Les impasses de la ville intelligente, entretien avec Daniel Kaplan», Les Echos, 20/10/2012.
- Site officiel du projet
- Dans « Utopie », Antoine Picon, Encyclopedia Universalis
- Film d’anticipation réalisé par Andrew Niccol en 1997
- Site officiel du projet
- D’après les données publiées par le CNRS, la date d’épuisement des éléments entrants dans la composition des équipements électroniques et exploitables à un coût admissible s’étale de 2012 (terbium) et 2069 (pour le platine).
- Lire par exemple : « Cloud Computing and Its contribution to Climate Change », Greenpeace, 2010
- Ou « DEEE » : déchets d’équipements électriques et électroniques. Sur ce sujet, écouter par exemple « La spirale infernale des déchets électroniques », Planet Géo, France Info, 14 octobre 2012.
- Pour en savoir plus sur le mouvement de la simplicité volontaire, lire les travaux du Simplicity Institute, notamment ceux de Ted Trainer sur le rapport à la technique
- Pour en savoir plus sur le mouvement des villes en transition (en EN : transition towns) et sur le mouvement des villes lentes (en EN : slow cities)