Matilde dos Santos est historienne et linguiste. Brésilienne, vivant en Martinique, elle travaille depuis sept ans dans la coopération et les relations internationales, notamment avec la Caraïbe.
Arthur Bispo do Rosario à la Biennale de Sao Paulo
Sur la fiche du malade, dossier d’admission d’Arthur Bispo do Rosario à l’hôpital psychiatrique colonie Juliano Moreira, de la périphérie de Rio de Janeiro il est inscrit : noir, indigent, schizo-paranoïaque. Interné en 1939 à l’âge de 27-29 ans[i], à la suite d’une crise de délire religieux, Bispo passera cinquante ans (quasiment sans interruption) entre les murs de l’hôpital psychiatrique dont une bonne partie en cellule d’isolement.
Dans cet isolement et dénuement quasiment absolus, l’artiste va construire une œuvre vaste (ce sont plus de huit cents pièces cataloguées à sa mort) et saisissante par sa sensibilité et contemporanéité. Quelles antennes, quelles connexions ont permis à Bispo du fond de sa cellule d’être au diapason avec l’œuvre de Duchamp[ii] mais aussi Andy Warhol[iii]pour ne citer que ceux-là ?
Œuvre souvent rapprochée à l’art brut, contrainte par le milieu, par le peu de matériel disponible, par l’absence de contact avec l’extérieur, œuvre fruit d’un travail acharné, méthodique, inlassable, œuvre libérée paradoxalement par le milieu psychiatrique qui était sensé contraindre la folie Bispo…
Arthur Bispo do Rosario à la Biennale de Sao Paulo
La colonie Juliano Moreira, était la destination terminus pour les malades mentaux irrécupérables, mais aussi pour toute une scorie d‘indigents[iv] réfractaires à l’obéissance [v] tels Bispo. Fils d’esclaves du Nordeste du Brésil, réputé par sa force physique (il aurait été champion de boxe), le 22 décembre 1938, Bispo parcourt la ville en proie à des visions célestes. Arrivé au monastère Sao Bento, il s’annonce comme le fils du Christ descendu sur terre avec un cortège d’anges bleus pour préparer le Jugement Dernier. Envoyé à l’asile il sera transféré quelques semaines plus tard à la colonie Juliano Moreira en camisole de force et mis en cellule d’isolement.
L’artiste ne va pas tarder à détourner l’institution au service de son art : il dira à la fin des années 80 qu’il a choisit de rester en isolement sept années consécutives car il avait besoin de totale concentration pour créer ses représentations du monde[vi]. Il utilisera les objets de l’institution pour recréer le monde, non pas tel que le commun des mortels peut le voir, mais tel qu’il est pour de vrai et que lui Bispo peut le voir. Ce sont des objets quotidiens récupérés, détournés, déconstruits, recouverts, reconstruits. Cumulés, classés, cloués ou attachés sur des planchettes ou planches en bois, ou encore disposés sur des reconstitutions des charriots de l’asile. Une de ses techniques préférées, la broderie, base de la majeure partie de son travail, qu’il réalise selon les préceptes des savoirs traditionnels de sa région de naissance, sera exécutée sur les tissus disponibles dans sa cellule : draps, couvertures et avec des fils qu’il obtiendra en défaisant ses vêtements bleus d’interné … d’où la dominante de la couleur bleue, dominante qui n’est certainement pas un hasard, la mer est un des ses thèmes de prédilection.
Biennale de Sao Paulo, vue générale
Chose remarquable, le monde que Bispo doit représenter devant dieu est un monde humain qui ne contient que très peu d’animaux ou plantes. Un monde d’hommes et de femmes, dont il compile les noms en listes brodées sur des fiches en tissu ou en carton, sur des panneaux, sceptres, étendards et manteaux qu’il exécute lui même… Un monde d’objets auxquels Bispo, en les classant, accumulant, recouvrant, va enlever toute notion utilitaire pour les sacraliser avec une recherche esthétique qui lui est propre : la disposition, le nombre, le type d’objets compte et tout est minutieusement réalisé. Avec ses listes et représentations de lieux et événements Bispo crée une cartographie personnelle du monde, qui inclut depuis les nombreux pays visités durant ses presque huit années à la Marine, jusqu’aux édifices et personnages de la Colonie Juliano Moreira. Sa cartographie est une cartographie sensible, représentation émotionnelle du monde vécu. Représentation synthétisée dans une de ses pièces maitresses, l’étendard qui raconte la fameuse nuit du 22 décembre 1938, mêlant récit biographique et autofiction, et où l’on peut lire sa profession de foi : j’ai besoin de ces mots – écriture.
Arthur Bispo do Rosario, détail
En 1980, un reportage télévisé sur les conditions inhumaines de traitement des malades mentaux dans la Colonie Juliano Moreira, révèle l’existence de Bispo. Le psychologue et photographe Hugo Denizart, réalise en 1982 le documentaire Le prisonnier du passage, montrant Bispo entouré de ses œuvres. Le critique d’art Frederico Morais inclut alors les œuvres de Bispo dans l’exposition collective Aux marges de la vie au Musée d’Art Moderne de Rio (MAM), qu’il consacre aux créateurs confinés en milieu carcéral, psychiatrique, gériatrique… Très impressionné par l’œuvre de Bispo, Morais va lui proposer de l’exposer seul au MAM mais Bispo refusera, arguant qu’il n’est pas artiste. Le 18 octobre 1989 Bispo meurt dans sa cellule victime d’arrêt cardiaque. Frederico Morais met en place alors une exposition entièrement consacrée à Bispo, Registre de mon passage sur terre qui recevra plus de huit mille visiteurs à l’école d’arts visuels du Parque Lage. Morais se battra et obtiendra en 1992 le classement par l’Institut d’Etat du Patrimoine artistique et Culturel (IEPAC) des œuvres de Bispo, dont il établira l’inventaire dès la mort de
Biennale de Sao Paulo
l’artiste. Un musée lui sera consacré sur le site de l’hôpital psychiatrique Juliano Moreira, que l’on commencera à disloquer à cette époque : les malades seront pour la plupart envoyés ailleurs, le bâtiment des lobotomies sera finalement fermé. En 1995 Bispo sera exposé à la Biennale de Venise, où son œuvre retournera d’ailleurs cette année 2013 au mois de juin. Après la consécration de la Biennale de Venise, Bispo sera exposé au MOMA, puis a la salle du Jeu de Paume, à la Biennale de Lyon en 2011, et en 2012, trois cents pièces seront visibles à la Biennale de Sao Paulo.
Arthur Bispo do Rosario
Parmi ces pièces, de très émouvantes planchettes qui à mon sens résument l’œuvre de Bispo : de loin on dirait des reproductions d’un travail traditionnel bien connu du Nordeste, où l’artisan réunit sur un support, en miniature tous les objets liés a une profession ou situation donnée(par exemple un pêcheur sur son bateau avec des poissons, des crevettes, des filins, des filets, des voiles, des pagaies,…) Les petites planches de Bispo réunissent elles aussi des miniatures. Seulement ces objets fabriqués minutieusement à base de rebuts de l’hôpital, évoquent des objets familiers, mais ne les reproduisent pas. Le regard attiré par ces objets, est d’emblée troublé par le léger décalage entre l’œuvre, et l’objet familier avec lequel l’œuvre est construite et auquel l’œuvre semble renvoyer. Mais aussi entre la logique qui réunit les objets familiers dans la vie courante et la logique perceptible mais pas évidente qui préside le travail de Bispo. Dans ce léger décalage est concentrée toute la poétique de son œuvre.
Matilde dos Santos avril 2013
[i] Bispo a entretenu l’incertitude autour de sa naissance. Les archives de la diocèse de Japaratuba indiquent son baptême le 5 octobre 1909 à l’âge trois mois. Mais sur sa fiche d’interné en 1939 il est indiqué 27 ans.
[ii] Voir la roue de la fortune de Bispo, construite sur le même modèle que la roue de Duchamp
[iii] voir les accumulations sans fins d’objets du quotidien, numérotées, classés mais également comptabilisés par Bispo, dans le plus pur style 32 canettes Campbell.
[iv] Cela n’est pas tout à fait exact, Bispo habitait les fonds d’une grande maison, à Botafogo, zone sud de Rio de Janeiro, homme à tout faire de la famille Leone qui l’avait recueilli
[v] Bispo a été renvoyé de ses deux emplois stables connus : la marine et la compagnie d’électricité de Rio la light pour insubordination, passant à vivre de petits boulots.
[vi] Luciana Hidalgo – o Senhor do Labirinto , Rocco,1996